Ils sont près d'un million à avoir quitté le Portugal pour rejoindre la France, parfois illégalement, avec la bénédiction de l’État, entre 1957 et 1974. Nombreux sont ceux qui ont gagné le Puy-de-Dôme. Pour le plus grand bonheur d’entreprises comme Michelin, alors en quête de main-d’œuvre.
Derrière la porte de cette maison de bourg de la Grand-rue de Volvic, Arminda Da Silva s’apprête à célébrer ses 93 ans. La petite dame se lève et s’excuse de ne pas manier un français parfait. La langue, son accent portugais, voilà ce qui lui reste d’une terre qui l’a vue naître et vers laquelle elle ne retournera sans doute plus. "Mon pays, maintenant, c’est la France, pose-t-elle. Ce qui m’intéresse, c’est d’être près de mes enfants."
La famille Da Silva se résume à un couple - Arminda et son époux (décédé en 1975) - et cinq bambins, lorsqu’en juin 1967, ils quittent la région de Braga, au nord du Portugal, pour poser leurs maigres valises dans le Puy-de-Dôme. Comme eux, entre 1957 et 1974, quelque 900.000 Portugais (1) fuient un pays sous le joug du dictateur Salazar dans l’espoir de jours meilleurs dans une France en quête de main-d’œuvre.
(1) Entre 1969 et 1971, plus de 350.000 Portugais arrivent en France. Sur les 900.000, environ 550.000 entrent irrégulièrement.
Pour comprendre les ressorts des arrivées massives de familles lusitaniennes en Auvergne dans la deuxième moitié du XXe siècle, il faut remonter à la Première Guerre mondiale. En 1916, une convention est signée entre la France et le Portugal pour attirer des travailleurs portugais.Arminda Da Silva, 92 ans. Photo Fred Marquet
Paris est en guerre, les hommes sont envoyés au front. Il est urgent de trouver des ouvriers. Cela passe par des convois de l’empire colonial, les femmes rejoignent les usines et 16.000 Portugais gagnent le pays. Certains iront dans l’Allier, à Moulins, prêter main-forte aux usines de guerre. D’autres resteront dans le Puy-de-Dôme au-delà de 1918 et rapatrieront leurs proches. Ce premier terreau permettra d’activer la deuxième vague de la fin des années 1950.
Michelin et le bouche-à-oreilleÀ cette époque, de premières communautés se tissent dans le bassin thiernois pour la coutellerie, aux Ancizes pour l’acier et dans les carrières à Volvic. Le bouche-à-oreille entre amis et familles va élargir les cercles dans les années 1960 alors que le Portugal, en particulier le nord, s’enfonce dans la misère.
"Il y avait une forme de réseau ou de chaîne migratoire, relève Victor Pereira, historien spécialiste du Portugal (2). Une forme d’entraide, avec souvent des gens qui venaient des mêmes villages et donc reconstituaient une solidarité en France. Cela fonctionnait très bien : quelqu’un partait d’un village portugais, arrivait à Clermont-Ferrand où, soit Michelin, soit un patron du BTP les embauchait parce qu’il y avait des besoins."
Ces mouvements vont favoriser la constitution d’une population assez conséquente dans le bassin clermontois et des villages abandonnés vont reprendre vie, comme à la Roche-Blanche (lire par ailleurs) parce qu’ils sont investis par des Portugais formés aux métiers du bâtiment.
Avril 1964, une décision déterminante de la FranceUne bascule va s’opérer à partir d’avril 1964. Une circulaire enjoint les préfets à ne plus refouler les Portugais qui se présentent en France sans contrat de travail. "Cette décision est passée sous la pression des industriels français, précise Pascal Doyen-Richet, président de l’association puydômoise Les Œillets de la révolution. Ils avaient un besoin de main-d’œuvre. Ce décret a tout changé. Michelin a fait une vraie étude marketing et a accéléré le recrutement dans le nord du Portugal parce qu’il y avait des similitudes entre ces paysans ouvriers et ceux des Combrailles. Des lignes d’autobus ont commencé à les emmener."La Saint-Jean sera fêtée à Clermont-Ferrand du 21 au 23 juin. Photo Richard Brunel
Parmi ces immigrés, on retrouve donc les Da Silva qui s’installeront à Volvic. Arminda n’a rien oublié de ces premières années. Pendant que le père s’épuise à la carrière, la mère s’échine à la maison avec neuf enfants.
"On avait peu d’argent. Je ne pouvais pas travailler, cette vie était dure mais on se débrouillait comme on pouvait."
Au fil du temps, grâce aux emplois qu’offrait le travail de la pierre volcanique, la communauté s’est agrandie et la ville deviendra l’un des plus emblématiques foyers portugais de la région.
Les Portugais et la réputation d'ouvriers "dociles"Le plus important reste, sans surprise, Clermont-Ferrand où Michelin a joué un rôle déterminant. Domingos Francisco est un jeune paysan lorsqu’il fuit son pays. Dans la capitale auvergnate, il est hébergé un temps dans un campement de travailleurs Michelin. Après avoir fait venir son épouse, il montre le chemin vers le Puy-de-Dôme aux jeunes de son village de Salto. "Il faisait partie de la première génération, précise son fils, Serge. Quand il retournait au pays, il leur disait qu’il y avait du boulot ici et ils venaient."
La main-d’œuvre portugaise tient une réputation qui n’est pas pour déplaire aux patrons français. "Il y avait un fort besoin et ils apparaissaient comme des travailleurs très dociles et peu syndiqués, c’est pour ça que Michelin les a recrutés", analyse l’historien Victor Pereira. Auteur de plusieurs ouvrages sur la migration portugaise et la dictature de Salazar, il a pu consulter des notes des renseignements généraux du Puy-de-Dôme, du ministère de l’Intérieur et de la présidence de la République.
Une "dimension raciste" ?"Il y avait une dimension raciste très claire : la France voulait cette immigration parce qu’il était considéré que c’était la dernière immigration blanche européenne dite assimilable." La chaîne migratoire, basée en grande partie sur l’entraide et la recommandation entre familles et amis, favorisera cette discipline des ouvriers portugais.Arminda Da Silva et deux de ses neuf enfants. Photo Fred Marquet
"C’étaient de petits propriétaires agricoles qui avaient quelque chose à perdre, ajoute Victor Pereira. Quand ils arrivent en France, ils n’ont pas de culture syndicale ou politique, c’est considéré comme dangereux. Jusqu’en 1974, ils craignent qu’il y ait des informateurs, même à Clermont-Ferrand."
Avril 1974 et la fin de la dictatureCette année-là, la révolution des Œillets, le 25 avril, marque la chute de la dictature salazariste. Une minorité rentre au pays. Les autres ont fait de la France, et l’Auvergne pour des dizaines de milliers, une terre d’adoption. À Volvic, les neuf enfants d’Arminda Da Silva sont restés dans les alentours et ont garni les rangs familiaux de dix-sept petits-enfants et huit arrière-petits-enfants. "Quand je suis arrivée, j’avais le mal du pays, sourit-elle. Aujourd’hui, je suis fière, mes enfants sont intégrés, j’aime ce pays. Je suis tranquille."
Malik Kebour(2) Le dernier livre de Victor Pereira : C’est le peuple qui commande : La Révolution des Œillets 1974-1976 (éd. Détour).
