Le gros bouton “puberté”, rouge comme une alarme de sécurité, était apparu à la toute fin de Vice-versa sur la console émotionnelle de Riley, comme un mauvais présage doublé d’un cliffhanger à l’adresse de spectateur·ices avides de voir le logiciel allégorique du film explorer de nouvelles opérations mentales adaptées au chaos adolescent.
Neuf ans après (dans la fiction à peine une année ou deux), nous y sommes. Après sa fugue ratée, Riley s’est épanouie à San Francisco, a deux super copines, une passion pour le hockey sur glace, et un immense magasin de souvenirs, ces boules de cristal colorées par leurs émotions entremêlées qui matérialisaient la morale, simple mais impeccable, du premier volet – la joie doit toujours faire sa part de tristesse, et inversement, bref tout est mélancolie. Sous son crâne aussi, les choses ont changé : Riley a un refoulé (une déchetterie où Joie expulse des expériences désagréables), et des croyances, certains souvenirs fleurissant en certitudes comme “mes parents m’aiment” ou “je suis une bonne amie”.
C’est à l’occasion d’un stage estival de hockey où Riley joue sa popularité future, donc sa vie, que sa puberté sonne le tocsin. Il ne s’agit pas encore de sexe. Cela vaudra sans doute au film des procès en puritanisme disneyen – hors sujet tant sa grande affaire n’est pas celle du désir, mais de l’équilibre émotionnel et de l’apprivoisement des souffrances. Vice-versa 2 s’attache ainsi, dans le tohu-bohu d’un âge ingrat dont il se refuse à tirer une parabole trop parfaitement réglée (les ouvriers neuronaux venus aménager la salle de commandes la laissent exprès sens dessus dessous, car “puberty is a mess”), à reconstituer une harmonie entre les instances intérieures de son héroïne, ou son cobaye, au moment où le quatuor du premier volet doit composer avec un groupe d’émotions nouvelles (Angoisse, Embarras, Ennui et Envie).
Le génie du film est, à l’instar de son premier volet, de nous donner l’impression de se dérouler dans notre tête, et de nous inciter à prendre conscience de nos opérations mentales à l’aide de son propre système allégorique. Ce qui revient, en l’occurrence, à accepter un contrat étrange, consistant à se laisser gouverner par l’empire de l’angoisse, non plus une perturbation extérieure mais un véritable fil d’Ariane de ce conte neurologique qui oblige à placer l’anxiété à un rang égal à celui de la joie, et donc à embrasser l’intranquillité permanente – au risque d’ailleurs de perdre l’accès à ses émotions élémentaires, autre belle idée appliquée à une Riley qui ne sait plus être gaie ni triste, trop occupée à être paniquée, orgueilleuse ou jalouse.
Là se trouve non seulement la clé du film, mais aussi de toute une nouvelle ère de Pixar, annoncée par de récentes rumeurs sévèrement critiquées : le studio reviendrait à une politique de suites et même de “reboots” (notion encore floue concernant l’animation : qu’est-ce qu’un “reboot” du Monde de Nemo ?), jetant au fleuve ses engagements antérieurs à ne plus en produire (certes déjà rompus, mais c’est désormais officiel) au grand dam de fans encore attaché·es au studio comme à un sanctuaire de projets originaux et conceptuels. Or ce serait se voiler la face : Luca, Soul ou Alerte rouge sont des héritiers fastidieux de l’âge d’or de Pixar, là où Vice-versa 2 (comme avant lui Toy Story 4, une autre suite bêtement décriée) incarne beaucoup plus naturellement l’endroit où la maison se trouve désormais, abandonnée à une forme d’agitation anxieuse et de perte de sens.
Au lieu de courir après un fantasme inatteignable de films beaux comme des boules à neige, on ne saurait que se réjouir de voir les remplacer ces objets en déroute assumée, fables du stress et de l’inconfort existentiel qui, paradoxalement, sont seules capables de nous bouleverser comme jadis la geste pixarienne de l’enfance.
Vice Versa 2 de Kelsey Mann avec les voix de Charlotte Le Bon, Jaynelia Coadou