Vous les imaginez forcément trop occupés à se prélasser sur le pont d’un yacht au large de Doha ou à faire du shopping dans un centre commercial XXL de Dubaï pour se soucier de l’avenir politique de la France ? Loin de certaines caricatures tenaces, les influenceurs multiplient les prises de parole depuis l’écrasante victoire du RN aux européennes et l’annonce de législatives anticipées.
La plus marquante est venue du vidéaste Squeezie, star des réseaux (19 millions d’abonnés sur YouTube et 9 millions sur Instagram). Le 14 juin, Lucas Hauchard de son vrai nom s’est fendu d’une longue « lettre ouverte à tous les jeunes qui (le) suivent ». Extrait : « Je n’ai jamais voulu parler de politique et rentrer dans le jeu des partis […], mais je pense que s’opposer fermement à une idéologie extrême qui prône la haine et la discrimination va au-delà ».
« Le RN ne vous aidera pas », écrit-il au terme d’un texte étayé, étrillant au passage plusieurs mesures défendues par Jordan Bardella.
Voir cette publication sur Instagram Tibo Inshape se mouille moinsD’autres poids lourds « millionnaires » du web sont à l’unisson, de l’humoriste Mister V (« allez voter, et bien sûr, pas pour des fafs de merde ») à l’influenceuse mode Léna Situations, en passant par Paola Locatelli, pour ne citer qu’eux.
La mobilisation a également pris des formes plus coordonnées : 200 créateurs de contenus et personnalités d’internet, parmi lesquels le streamer de jeux vidéo Antoine Daniel (1 million de suiveurs sur Twitch), ont par exemple signé une tribune parue ce lundi 17 juin dans Mediapart, appelant explicitement à glisser un bulletin Nouveau Front Populaire dans l’urne, seul moyen selon eux de « vaincre l’extrême droite ».
Le premier youtubeur du pays – il vient de doubler Squeezie – n’est pas allé si loin. Tibo Inshape s’est contenté d’exhorter sa gigantesque communauté, et plus largement la jeunesse française, à « apprendre à se parler et à s’écouter » pour « avancer vers un monde plus tolérant et bienveillant ». « Vous êtes en âge de voter et donc de faire vos propres choix en accord avec vos convictions, vos besoins et vos croyances », a-t-il ajouté sur X.
Des « relais d'opinion » qui touchent un public différent« Par le passé, on a souvent vu des personnalités – chanteurs, acteurs, sportifs – s’engager sur le terrain politique. Ce qui est nouveau ici, c’est à la fois la forme des prises de position et la cible visée », relève Alexandre Eyries, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université catholique de l’Ouest.
« Les influenceurs sont devenus des relais d’opinion et les “nouveaux héros du quotidien” pour des millions de 18-22 ans, une tranche d’âge loin d’être la plus assidue lors des scrutins, poursuit-il. Les appels de ces derniers jours permettent donc de toucher et de sensibiliser un public différent, souvent très méfiant vis-à-vis des messages délivrés par les médias traditionnels et les responsables politiques. »
Sur le fond, Alexandre Eyries y voit un signal « positif » : « Cela montre que des gens que l’on imagine totalement déconnectés du réel, superficiels, obnubilés par la surconsommation et à la solde des marques, peuvent sortir de leur zone de confort et s’exposer sur des enjeux différents, moins positifs et forcément plus clivants. Il y a forcément une prise de risque pour eux. Certains vont les juger “illégitimes” sur ces sujets, d’autres ne seront pas d’accord avec leurs engagements. C’est la preuve, aussi, que cet univers n’est peut-être pas aussi cynique qu’on pourrait le croire, pas uniquement fondé sur le buzz. Dans la démarche de Squeezie ou de Léna Situations par exemple, on sent une vraie sincérité. »
Question : ces initiatives peuvent-elles vraiment avoir un impact sur les résultats des législatives ? Perrine Bon affirme percevoir « un vrai sursaut. De nombreux jeunes nous écrivent pour nous remercier. Ils nous disent qu’ils iront voter, qu’ils ont fait une procuration, et même parfois qu’ils font du porte-à-porte pour mobiliser. »
« Aucun outil ne permet de quantifier la traduction en votes de ces appels. C’est du domaine de l’inaccessible », pointe Alexandre Eyries, tout en rappelant une évidence arithmétique : « Il ne suffit pas d’avoir 19 millions d’abonnés pour avoir au final 19 millions d’électeurs convaincus ! »
Stéphane Barnoin