En novembre dernier, à l’occasion de la sortie de son dernier essai - La Lumière du chaos. Pour une société du possible (Ed. de l’Observatoire), le banquier d’affaires et entrepreneur iconocaste, Matthieu Pigasse alertait dans une interview à L’Express contre des dangers d’une société au bord du gouffre minée par la montée des inégalités. Six mois plus tard et au lendemain d’un scrutin qui a vu une poussée inédite du Rassemblement national, il s’alarme toujours et redoute un effondrement démocratique et une guerre civile généralisée. Mais dans le tumulte actuel, il voit aussi quelques motifs d’espoir, et notamment le retour d’une gauche humaniste et sociale. Union de la gauche et programme commun, dérive de certains médias, tromperie du RN… Matthieu Pigasse cogne et s’explique.
L'Express : Votre dernier livre, paru l’année dernière, s’intitule La lumière du chaos. Le chaos, on y est depuis la dissolution de l’Assemblée nationale. Mais voyez-vous de la lumière ?
Matthieu Pigasse : Nous sommes entrés dans l’ère du chaos depuis un certain temps déjà, et c’était en effet le thème de mon livre. Le chaos, c’est la dislocation de la société que nous vivons, et c’est pour moi le résultat d’un système capitaliste à bout de souffle : arrêt de la croissance, explosion des inégalités, repli sur soi, perte de sens collectif… Le chaos, c’est la fin d’une illusion, celle de la mondialisation heureuse et d’une société apaisée. J’ai eu l’occasion d’en souligner les risques, une guerre civile généralisée et un effondrement démocratique. Aujourd’hui, ces risques sont plus que jamais là. Mais le pire n’est jamais certain, et de ce chaos peut jaillir la lumière.
Même si redonner la voix au peuple paraît toujours être une bonne idée, était-ce vraiment le moment pour Emmanuel Macron d’opter pour la dissolution ?
Il est inutile de commenter longuement ce qui a été fait. Je dirai une seule chose ; la dissolution reposait sur un pari, celui de la division de la gauche. De ce point de vue, Emmanuel Macron a déjà échoué. Mais pour en revenir aux élections européennes, il y a en réalité deux enseignements majeurs. Le premier, terrible et accablant, c’est le score élevé du RN. Mais le deuxième, qu’on ne souligne pas assez, c’est le retour de la gauche humaniste et sociale. Cette gauche, qui avait disparu, fait 14 %, loin devant LFI. Et elle permet l’union de toutes les gauches. La lumière peut sortir de ça. Il faut en tout cas tout essayer pour faire émerger un nouveau modèle de société fraternelle et réconciliée.
L’autre chose qui m’a frappé cette semaine, c’est le spectacle politique offert notamment à droite. C’est comme une pièce de Shakespeare, mais sans la grandeur, une pièce pleine de traitres et des bouffons. Parmi les bouffons, il y ceux qui qui s’enferment dans leur bureau, mais aussi ceux qui, à la télévision, jouent le rôle de clown, mais qui sont en réalité des militants , et je pense à Cyril Hanouna. Au moins, les masques sont tombés…
Vous vous réclamez d’une gauche universaliste. Mais s’allier avec LFI, n’est-ce pas se compromettre avec une gauche communautaire, en laissant une nouvelle fois le leadership à Jean-Luc Mélenchon ?
Je considère d’abord qu’il faut tout faire pour faire barrage au RN. Etre à la hauteur du moment historique que nous vivons, c’est tout faire pour s’opposer à l’extrême droite, aujourd’hui et demain. C’est à la fois notre honneur et notre devoir. Il ne faut jamais se compromettre, ni avec ce parti, ni avec ses idées, car il ne s’agit de rien d’autre que la version moderne de la bête immonde du siècle d’avant, avec simplement de nouveaux masques. Faites tomber ces masques, et vous verrez la haine, le repli sur soi, c’est-à-dire une société de la peur de la défiance. Le regretté Daniel Cohen, disait qu’au fond, l’électeur d’extrême droite c’est quelqu’un qui a perdu confiance en lui-même et dans le système, entrant ainsi dans un cercle de défiance. Cela débouche sur une société de boucs émissaires, dans laquelle il y a toujours un coupable et le coupable c’est toujours l’autre : l’étranger, le musulman, l’homosexuel, la femme…. Cette haine est un poison qui divise et détruit.
Alors oui, l’union à gauche est un devoir. D’autant plus que le rapport des forces à gauche a profondément changé. Durant ces deux dernières années, LFI a monopolisé l’espace, car il n’y avait pas d’alternative à gauche. Mais le PS et Raphaël Glucksmann ont fait 14 %, LFI moins de 10 %. Toutes les sensibilités de gauche se retrouvent désormais dans cette union, la gauche de la gauche, les écologistes, les sociaux-démocrates …-, mais mieux équilibrée car son centre de gravité a changé. C’est un nouveau monde pour la gauche Et oui, j’appartiens à cette gauche humaniste et sociale, et je suis universaliste, ce qui passe par le refus absolu de toute discrimination, dont l’antisémitisme, sujet sur lequel on ne doit jamais transiger.
Mais ne nous trompons pas d’ennemi. L’ennemi, c’est l’extrême droite. Marx disait que l’histoire se répète toujours. Espérons qu’elle ne répète pas dans quelques semaines…
Justement, l’histoire ne risque-t-elle pas de se répéter si la gauche l’emporte avec son programme commun ? Après la victoire de 1981, il y a eu le virage de la rigueur de 1983. Au vu de l’état budgétaire de la France actuelle, ce tournant de la rigueur pourrait arriver bien plus vite encore…
Ce risque n’existe plus ni pour l’extrême droite, ni pour l’extrême gauche. Et, ce, pour une raison simple : l’Europe et la zone euro. En 1983, la crise monétaire et la crise de change a provoqué un dévissement complet de la France, conduisant à un changement de politique brutal. Aujourd’hui, grâce à l’Europe, ce n’est plus possible, précisément car nous sommes protégés par l’euro. Ironie de l’histoire, la monnaie unique immuniserait d’une certaine façon la gauche comme l’extrême droite. Cet euro que le RN honnit serait sa meilleure garantie s’il accédait au pouvoir, en tout cas pendant un certain temps.
Evidemment, le risque n’est plus sur les changes mais ne s’est-il pas déplacé sur les taux d’intérêt…
Effectivement, on peut observer une hausse temporaire des taux d’intérêt. Essentiellement avant les élections, car les marchés détestent l’incertitude. Vous noterez d’ailleurs que si vous prenez un peu de hauteur, les taux d’intérêt de la dette française n’ont pas tant grimpé que ça après l’annonce de la dissolution.
Mais se focaliser uniquement sur la question économique, c’est se tromper de combat. Il s’agit avant tout d’un choix de société. Le clivage actuel, au fond, c’est l’ouverture contre la fermeture. C’est le choix que nous avons à faire aujourd’hui. D’un côté, avec le RN, il y a le projet d’une société fermée. C’est une société emmurée, avec une fermeture des frontières comme des esprits. De l’autre, il y a une société d’ouverture, avec la reconnaissance de la différence dans toute sa richesse et sa force, qu’elle soit politique, ethnique, sexuelle, religieuse…. Au fond, quel est le programme du RN ? Deux choses : une société figée et une politique économique conservatrice. Regardez les votes des députés du RN au Parlement européen. Systématiquement, ils ont voté contre l’avortement (refusant son inscription dans la charte fondamentale de l’Union), contre les textes dénonçant les violences sexuelles ou contre la reconnaissance des droits LGBT.
Mais le programme économique du RN n’est-il pas au fond un programme de gauche, avec un refus de la retraite à 64 ans (même si Jordan Bardella vient de temporiser à ce sujet), le rétablissement de l’ISF ou une taxe sur les superprofits ?
Je suis en complet désaccord. Le programme du RN, quand vous regardez attentivement, est d’un conservatisme absolu. C’est une société dans laquelle les pauvres restent pauvres, et les riches restent riches. Il n’y a aucune volonté de redistribution. La mesure symbolique, c’est la baisse de la TVA de 20 % à 5,5 % sur l’énergie, une mesure totalement inégalitaire puisqu’elle profite par nature à tout le monde.
Mais le RN séduit massivement un électorat populaire…
Le RN trompe son électorat. Par ailleurs, au niveau européen, ils défendent des mesures (droit de veto, préférence nationale…) contraires aux règles communautaires, et qui conduiront à un délitement, voire un démantèlement de l’Europe telle qu’on la connait. Or, dans le monde actuel, remettre en cause l’Europe, c’est casser le dernier bouclier que nous avons pour nous protéger des forces en mouvement. C’est fou. Si on va dans cette direction, on ne se relèvera pas. La fin de l’Europe, c’est la marginalisation de la France et le déclin assuré.
Le bloc macroniste, plus libéral, et la gauche se disputent principalement les métropoles et les banlieues. Partout ailleurs, la France rurale et périphérique vote massivement pour le RN…
D’abord, soulignons-le, ce qui nous rassemble, union de gauche et bloc macroniste, ce sont les valeurs essentielles de démocratie et de liberté. Tous les pays dans lesquels l’extrême droite est arrivée au pouvoir, la Hongrie, la Pologne, et maintenant l’Italie, ont tous vu une dérive vers l’illibéralisme. C’est-à-dire une restriction des libertés fondamentales.
Mais votre remarque est effectivement centrale : la gauche a perdu l’électorat populaire. C’est un fait, d’où le drame politique actuel. La gauche a été incapable de repenser le monde comme le système capitaliste, laissant le champ libre aux deux extrêmes. Pour réoccuper cet espace, le premier combat, c’est celui contre les inégalités. Elles sont multiples, de richesse et de patrimoine, mais il y a aussi les inégalités d’accès au système de soin, à l’éducation, et à la sécurité. Il est d’ailleurs grand temps que la gauche se réapproprie le thème de la sécurité, qui n’est pas un sujet de droite, car c’est le sujet de la République. Je parle de toutes les sécurités, la sécurité économique et sociale, c’est-à-dire du fait d’être protégé en cas d’accident de la vie, mais aussi de la sécurité physique et personnelle. Il n’y a pas de liberté et d’égalité, ni même de fraternité, sans sécurité. Ce sont des valeurs de gauche. La liberté et l’égalité nécessitent en effet qu’on soit autant en sécurité dans le 8e arrondissement de Paris qu’à Sarcelles ou partout ailleurs. Je crois aussi en l’autorité républicaine.
Enfin, sur le plan économique, lutter contre les inégalités passe par plus de redistribution, avec une taxation des super-riches. Mais ça passe aussi par des politiques de décentralisation afin d’être au plus près des citoyens.
Quelles seraient selon vous les conséquences d’une arrivée au pouvoir du RN pour les médias ?
Une prise en main autoritaire … On peut réaliser aujourd’hui à quel point le pluralisme est important. Beaucoup de médias – télés, radios, presse écrite- sont aujourd’hui tenus par des milliardaires, plutôt conservateurs. Et puis il y a un groupe audiovisuel public. Si le RN accède au pouvoir, il y aura une prise de contrôle de cet audiovisuel public – même s’ils parlent de privatisation. Pour ce qui me concerne, en réponse, je mettrai tout en œuvre pour préserver et construire des espaces de liberté dans les médias que je contrôle. Ils auront pour vocation d’accueillir tous ceux qui voudront parler et s’exprimer librement.