"États/pays", "France/Français" et "droits". Voici les trois termes qui apparaissent le plus fréquemment dans les programmes des huit listes en tête des intentions de vote aux élections européennes de ce week-end.
Pour chacune de ces professions de fois, nous avons recherché les dix mots écrits le plus souvent, à l’exception de certains termes, comme les classes grammaticales (déterminants, pronoms, conjonctions, etc.). Dans l’idéal, ces top 10 seraient à pondérer selon la quantité de mots utilisés dans les programmes (qui varie beaucoup selon les candidats).Mais ces premiers résultats semblent révélateurs à Damon Mayaffre, historien, linguiste et chercheur au CNRS qui a, lui aussi, analysé les discours de ces candidats et candidates. Et une chose semble plutôt claire : les termes utilisés par cette sélection de têtes de listes aux Européennes montrent le retour d’une dichotomie gauche/droite prononcée.
Ainsi, les trois termes les plus prononcés ne sont pas anodins. "France/Français" (296 occurences) ne figure pas dans les 10 mots principaux des programmes de Marie Toussaint (Les Écologistes) ni de Raphaël Glucksmann (PS-Place publique). À l’inverse, la notion de "droits" (157 occ.) n’est pas présente dans les top 10 de Jordan Bardella (RN), Marion Maréchal (Reconquête), François-Xavier Bellamy (LR) ou Valérie Hayer (Renaissance).
Droits VS Identité"Il y a une gauche orientée sur les "droits" humains, lui permettant d‘échapper à un vocabulaire très national, contre une droite focalisée sur la notion d’"identité" nationale", analyse Damon Mayaffre. "Et alors que ces réflexions nationalement centrées desserviraient presque par principe les questions européennes, ce sont elles qui ont l’air de payer électoralement." Et pour le linguiste, certains mouvements politiques semblent se perdre dans les terminologies identitaires pour séduire l’opinion publique.
À droite toute !"Du côté de la majorité, nous sommes face à un glissement du discours macroniste vers une référence à la souveraineté nationale là où la signature du candidat Macron tournait autour d’une souveraineté européenne qu’il entendait construire. Là, on est face à une Europe "puissance" (7 occurrences dans le programme de Renaissance), un appel à "défendre" (11 occ.) les frontières, certes européennes, mais avec une référence à la "France", aux "Français" (9 occ.), au "pays" (13 occ.)."
Il y a une porosité voire une contamination du vocabulaire souverainiste que M. Bardella ou Mme Maréchal emploient évidemment sans surprise.
"Et dans ce contexte de préférence des électeurs pour une forme de souveraineté nationale, Valérie Hayer a vraiment du mal à faire entendre cette vision européenne signature du macronisme et est presque piégée par les mots en allant sur le terrain de l’adversaire", analyse le chercheur.
De même chez Les Républicains, M. Mayaffre rappelle que le mouvement est historiquement indécis sur la question européenne, "et pour ce millésime 2024, on sent qu’on est plus tourné vers un recroquevillement national plutôt que dans une construction européenne nouvelle."
Gluckmann : un "Macron de gauche" ?
Ce glissement à droite semble aussi toucher un candidat que le linguiste qualifie de "difficile à décrypter" : Raphaël Glucksmann. "On voit une forme de néo-socialisme cochant un certain nombre de détours obligatoires du socialisme avec le fait de "protéger" (13 occ.) les "droits" (12 occ.) et la dimension "écologique" (9 occ.) ; mais aussi un côté plus moderne et jeune avec le "numérique" (6 occ.) par exemple, comme pourrait le faire un "Macron de gauche"".
RecyclageEt même dans le cadre d’élections sortant du niveau national, presque toutes ces têtes de liste ressortent leurs éléments de langage habituels. "C’est particulièrement flagrant pour Jordan Bardella. J’avais déjà repéré pratiquement les mêmes termes dans le programme de Marine Le Pen aux dernières présidentielles. M. Bardella est donc confortable dans son discours puisque ce dernier n’a pas changé avec des références à la "nation" (17 occ.), au "peuple" (17 occ.), aux "règles" (10 occ.). La référence à la "coopération" (16 occ.) apparaissait aussi aux Européennes précédentes côté RN. Comme ils ne peuvent pas refuser l’idée d’ensemble européen, ils vont euphémiser la question de l’intégration européenne : on ne dit plus qu’on est contre l’Europe mais on cherche une coopération entre nations. L’identité nationale reste affirmée, le terme est assez habile."
Avec "civilisation" (21 occ.), Marion Maréchal porte le discours de Reconquête! au niveau européen, avec la "défense" (16 occ.) des "frontières" (13 occ.). "C’est presque caricatural, comme une sorte de match retour de Zemmour après son mauvais score à la présidentielle" pointe Damon Mayaffre.
De même, François-Xavier Bellamy revient naturellement sur la thématique économique de la droite républicaine avec les mentions d’"agriculture" (37 occ.), de "production" (27 occ.), des "entreprises" (33 occ.). Ce qui s’oppose au discours mélenchoniste de Manon Aubry (LFI) où l’on "retrouve aussi cette distinction entre les intérêts "publics" (28 occ.) versus les "entreprises" (33 occ.). Tout comme le discours de Marie Toussaint, "absolument attendu" selon le linguiste, puisque fondé sur une thématique qui dépasse les frontières. "Les discours sont très anglés sur le soin apporté à la planète, à la "santé" (33 occ.), au "vivant" (31 occ.). La notion de "défense" disparaît au profit d’une forme de "protection"."
SouverainetéC’est finalement autour du sens que chaque liste donne au terme "souveraineté" qu’il serait possible de distinguer son programme respectif pour les Européennes. "Le terme "souveraineté" est intéressant dans sa manière de co-occurrer avec d’autres termes pour prendre un sens totalement différent" indique Damon Mayaffre. Ainsi, le RN ou Reconquête! privilégient la souveraineté nationale. Historiquement, Renaissance associe la souveraineté européenne ou numérique. Mais on voit donc a minima la même hésitation aujourd’hui qu’ont Les Républicains avec une "nation" forte dans un modèle européen. Au PS et chez Les Écologistes, la dimension européenne de la souveraineté sonne comme une évidence. Alors que les communistes ou LFI entendront plus une souveraineté populaire, où le terme devient une revendication démocratique.
Le chercheur du CNRS rappelle donc l’importance de "se méfier des termes. Deux candidats peuvent utiliser le même mot qui ne signifiera pas la même chose."
Nicolas Certes