A force de voir le nom, le mot écrit, commenté, loué, insulté protégé, tagué, dénoncé menacé à longueur de journée, de journaux, d’ébats, de débats, d’entendre la monosyllabe qui jouit qui siffle, qui persiffle, juif d’ici ou de la bas, d’abord juif ou après seulement, après quoi, européen, français, résident de mon quartier, de mon appartement, ma chambre, mon placard, sioniste ? mais de quel cieux, quel drapeau… Que tout cela est compliqué mais merci d’avoir posé la question. On ne la pose jamais assez et j’avoue moi-même être un peu perdu.
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Dans Ellis Island, Georges Perec en parlait en ces termes : « Je ne sais pas très précisément ce que ça me fait que d’être juif… c’est une évidence, si l’on veut, mais une évidence, médiocre, qui ne me rattache à rien, une certitude inquiète, derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable: celle d’avoir été désigné comme juif… quelque chose d’informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure… »
Couper, rompre, clôturer, hachurer, c’est donc le retour de la grande ritournelle, un peu plus festive cette fois-ci. Plus de soutane, d’uniforme vert de gris mais des écharpes à carreaux noir et blanc, portées autour du cou ou de la tête, c’est selon sa sensibilité. Le juif que je suis aujourd’hui habite les colonies, dévore la terre des autres, broie leurs enfants, s’expand comme une pandémie quand hier il se contentait d’infester les puits ou de ruiner les petits épargnants. J’en suis donc le comptable comme toutes les petites mains avides et anonymes des grands tortionnaires. Ma tête en est lourde, mes épaules chargées mais pour un peu, pour un temps, j’échappe à mon destin perecien : je me trouve, me situe enfin, quelque part sur cette planète, dans le quinzième arrondissement. Je suis le juif de la conquête, un peu ricain, un peu rabbin, pratique le Krav maga et chante à l’Eurovision drapé d’une étoile bleue sur un fond blanc. Me vient alors une vision : dans un siècle je serai chinois, mes yeux seront bridés et l’arrête de mon nez sera toute plate et sa pointe arrondie. Un peu plus loin dans le temps, mon exosquelette sera en or massif… puis viendra le jour heureux ou je serai le dernier, le dernier juif enfin. On me veillera avec attention jusqu’à ma fin comme l’ultime spécimen d’une espèce qu’on aura maudit jusqu’à l’attendrissement. Plus tard, on racontera une légende, comme celle des peuplades dont on finit par douter : Il était une fois… Ils étaient tantôt difformes, protéiformes, tantôt indiscernables, se mêlant parmi les hommes prétendant leur avoir donné une loi afin de mieux la violer…
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En attendant ce jour, je m’observe dans mon miroir cubiste ou se projette toutes mes facettes, mes territoires conquis et mes zones d’ombres. Je dois me justifier de chacune et j’avoue me trouver peu convainquant pour ne pas dire parfois suspect. L’envie me prend de me punir moi-même, me mutiler en deux ou en trois parties égales, palestinienne, samarienne… Ils ont gagné, je délire. Voilà ce qui arrive lorsque l’on vous contraint à assembler les pièces détachées les unes des autres par nature, à faire apparaitre une forme soi-disant intelligible en reliant d’un trait des paires de points éloignés comme dans ces jeux d’enfants.
Surgit alors un étranger, un juif commun, une sorte de pavillon témoin, dans lequel il me faudra habiter sans y retrouver ce désordre familier, cette indécision dans la disposition des pièces, ce flottement, cette mise en question dont me prive la haine qui colle ou plutôt qui fait coaguler ce qui circule, le fige, l’immobilise et d’une certaine façon l’anéantit, d’une autre façon.
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