La dérive du budget de l’État français en 2024 est l’aboutissement d’une évolution historique : l’immixtion de la puissance publique dans tous les domaines de la vie. Le politique est partout, conformément à la formule simpliste de la gauche radicale depuis environ un siècle : « tout est politique ».
La liberté individuelle ne peut que s’amenuiser si le pouvoir politique réglemente toute action sociale. Le risque ultime est donc la disparition de la démocratie libérale, caractérisée par la place importante qu’elle accorde aux initiatives individuelles. Peut-on résister à ce tropisme de l’omniprésence, considérée comme nécessaire, du pouvoir politique ?
L’évolution historique vers le socialisme démocratique est une caractéristique fondamentale de toutes les démocraties occidentales.
De moins de 10 % du PIB au début du XXe siècle, les dépenses publiques ont évolué, selon les pays, vers 35 à 50 % au début du XXIe siècle. Cette évolution est due d’abord aux insuffisances du marché, et ensuite à la démagogie politicienne.
Le marché de concurrence parfaite, comportant une infinité de petits offreurs et demandeurs, suppose l’égalité approximative de ceux-ci. Mais il s’agit-là d’un concept purement théorique. Dans la réalité sociale, le marché fait apparaître une lutte pour la domination et l’émergence de situations très inégalitaires, en général au profit des offreurs : oligopoles et monopoles. L’égalité est étrangère au marché livré à lui-même. Il a donc fallu élaborer tout un droit de la concurrence pour que le pouvoir économique ne soit pas accaparé par un petit nombre d’intervenants.
L’intervention de l’État était donc justifiée dès la fin du XIXe siècle par l’imperfection du marché. Il devait être réglementé pour fonctionner correctement. Dans un tel contexte, le socialisme pouvait plaider pour des solutions étatiques dans des domaines où l’égalité d’accès était souhaitable : éducation et santé en particulier. On a donc vu se développer partout en Occident des services publics d’éducation et de santé, avec des structures variables, mais largement financés sur prélèvements obligatoires.
La croissance économique exceptionnelle des trente années suivant la Seconde Guerre mondiale (plus de 6 % par an en moyenne en France) a dégagé des ressources permettant aux politiciens de promettre d’autres interventions publiques, toujours avec la même justification : la justice, l’égalité. Chômage, retraite, minimas sociaux, logement social, culture, transports, subventionnement général des associations, etc., viennent compléter le dispositif public de contrôle social. La fiscalité devient incitative ou désincitative, selon les priorités du pouvoir. L’État, lato sensu (avec les collectivités locales et les établissements publics), est désormais partout.
S’ensuit une véritable dérive politicienne. Les élections deviennent des concours de promesses à caractère financier. Demander à l’État de résoudre n’importe quel problème paraît normal. Les politiciens ne tracent plus aucune frontière entre ce qui relève de leur domaine et ce qui leur est étranger. Tout est devenu politique, et tout peut faire l’objet d’une intervention publique, en général coûteuse.
Dans la décennie 2020, la mentalité dominante dans les démocraties se caractérise par l’omni-responsabilité de l’État pour tout ce qui touche au domaine financier. Le niveau des prix, des salaires, des profits, des patrimoines est considéré comme relevant du politique. La notion d’interdépendance internationale, trop complexe, n’est pas abordée par les politiciens professionnels dans leur communication vers le grand public.
Le délire interventionniste atteint des sommets. Par exemple, en France, l’État réduit artificiellement le prix de l’énergie par le subventionnement, tout en prônant des économies d’énergie. Les prix alimentaires subissant une hausse liée aux cours mondiaux, leur subventionnement est aussi à l’ordre du jour. L’assistance étatique est considérée comme normale dans tous les domaines de la vie.
Les dépenses publiques sont populaires, mais les impôts impopulaires. Qu’à cela ne tienne. Les politiciens ont trouvé la solution dans l’endettement public, miraculeuse potion magique permettant de promettre des avantages coûteux au cours des campagnes électorales tout en affirmant que les impôts et taxes n’augmenteront pas. La dette accumulée explose. Dans l’Union européenne, en 2022, elle dépasse 111 % du PIB en France, 144 % en Italie et 171 % en Grèce. Les États les plus vertueux sont économiquement de très petits États (Danemark, Luxembourg, Bulgarie, Estonie avec 30 % du PIB ou moins). Quant à la dette publique américaine, elle dépasse les 125 % du PIB avec le chiffre astronomique de 34 mille milliards de dollars.
Les intérêts à payer sur une telle dette dépassent souvent les budgets annuels des grands ministères. Ainsi, en France, en 2022, les intérêts et les frais bancaires de la dette publique se sont élevés à 53 milliards d’euros. Le budget de la justice était de 13 milliards, celui de l’Intérieur de 29 milliards, celui de la défense de 58 milliards et celui de l’éducation de 77 milliards. Les taux d’intérêt étaient historiquement très bas en 2022 ; leur remontée, inéluctable, doublera au moins la charge de la dette.
La croissance économique ne retrouvera pas les sommets historiques des Trente Glorieuses. Elle est même en voie de ralentissement du fait des lourdeurs administratives accumulées depuis des décennies en Occident. L’ère de la démagogie tous azimuts se termine. Les politiciens devront donc revenir au réel. Les gouvernés réagiront selon leur tempérament. On sait que les peuples germaniques ou scandinaves, sous l’influence du protestantisme, attachent une grande importance à la bonne gestion et à l’équilibre des comptes. Il sera facile de leur transmettre le message politique de la fin de la gabegie publique. Il n’en ira pas de même pour les peuples méditerranéens, dont la tendance à la futilité est bien connue.
Les Français avancent par saccade. Conservateurs et légers, ils ressemblent aux fils de famille dilapidant l’héritage accumulé par leurs ancêtres. Ces derniers se réveillent au bord du gouffre et se suicident. Le peuple français se révolte, ou pire, fait une révolution qui l’appauvrit davantage. Nous vivons une époque formidable.