Le travail d’historien est une affaire de persévérance. Entre les cours, la vie de famille à préserver et les allers-retours entre la France et les États-Unis, il a fallu dix ans à Gayle K. Brunelle et Annette Finley-Croswhite, deux historiennes américaines, pour achever l’écriture du livre intitulé dans sa version originale Assassination in Vichy : Marx Dormoy and the struggle for the soul of France. Et deux années supplémentaires pour la traduction française qu’elles ont assurée.
"Le livre est sorti en 2020 en pleine épidémie de Covid et il n’a pas trouvé ses lecteurs", reconnaît Annette Finley-Croswhite. "Nous avons donc décidé en 2022 d’écrire la version française pour avoir une deuxième chance de faire découvrir l’histoire de Marx Dormoy."
Une bombe placée sous son litPas question ici de retracer sa biographie. Les deux historiennes ont focalisé leurs recherches sur la fin tragique de l’ancien maire socialiste de Montluçon et ancien ministre de l’Intérieur. Dans la nuit du 25 au 26 juillet?1941, une bombe, placée sous le lit qu’il occupe au Relais de l’empereur à Montélimar, explose et ne lui laisse aucune chance.
À la manière d’une enquête policière, Gayle K. Brunelle et Annette Finley-Croswhite suivent les traces de Charles Chenevrier, l’inspecteur chargé de démasquer les assassins.
Dès le début des investigations, il est persuadé que la Cagoule, une organisation d’extrême droite dissoute le 23 novembre 1937 par Marx Dormoy, est responsable de la mort de l’ancien ministre de l’Intérieur. Pour la bonne et simple raison que ses informateurs l’avaient prévenu que cela allait arriver.
Après l’arrestation puis l’incarcération de plusieurs suspects dont une actrice de théâtre, Charles Chenevrier, épaulé par le juge d’instruction Jean Marion, tente de confondre les commanditaires de l’attentat car "il est clair que les assassins n’ont pas pu commettre le meurtre de Marx Dormoy sans une aide extérieure et sans l’appui de personnes présentes dans l’entourage du Maréchal Pétain", selon Gayle K. Brunelle. "Et tous les chemins menaient à la Cagoule", ajoute Annette Finley-Croswhite.
"Une réalité pas bonne à entendre"Mais l’intuition ne suffit pas et le manque de preuves ne permet pas aux enquêteurs d’impliquer Eugène Deloncle, cofondateur de la Cagoule, ou encore Gabriel Jeantet, attaché au cabinet du maréchal Pétain, pourtant fortement soupçonnés d’avoir joué un rôle dans l’assassinat de Marx Dormoy. Pire, les poseurs de bombe finissent par être extirpés de la prison de Largentière le 23 janvier 1943 par Hugo Geissler, commandant de la police de sécurité allemande et du bureau de renseignements dans la zone de Vichy, avant de prendre la poudre d’escampette vers l’Espagne franquiste qui les accueille à bras ouverts.
Au grand dam de Jeanne Dormoy, la sœur de l’ancien maire de Montluçon, présente à Montélimar la nuit de la mort de son frère, les responsables de l’attentat n’ont jamais été jugés. Ni pendant la guerre, ni après, malgré ses efforts. "Elle était très proche de son frère. C’était comme un couple et lorsque Marx Dormoy a été envoyé en résidence surveillée à Montélimar, elle avait l’intention de s’installer là-bas pour rester auprès de lui. Et je crois que l’on peut dire qu’elle est une victime de l’assassinat de l’ancien ministre de l’Intérieur parce que ce drame a changé sa vie pour toujours. Le reste de son existence, elle l’a consacré à la mémoire de son frère", explique Gayle K. Brunelle.
Un combat perdu d’avance car des intérêts supérieurs prévalaient. Ceux de la France. "Parler de Marx Dormoy après la guerre, c’était rouvrir d’anciennes blessures. Durant les années ?30, la France n’était pas en guerre civile mais c’était un pays profondément divisé. Et la Cagoule était prête à tout moment à jeter de l’huile sur le feu en organisant des attentats", insiste l’historienne.
"Parler de Dormoy, c’était aussi évoquer une réalité pas bonne à entendre. Que ses assassins étaient des Français. Après la guerre, il fallait réunifier le pays. Et c’était nécessaire. Mais cela s’est fait au détriment du souvenir de Marx Dormoy et de son action."
L’assassinat de Marx Dormoy, enquête sur la Cagoule, de Gayle K. Brunelle et Annette Finley-Croswhite aux éditions Nouveau monde. Prix : 22,90 euros.
Martial Delecluse