Dans la série La fièvre (Canal +), Eric Benzekri décrit une société où les extrêmes de tous bords n’attendent qu’une étincelle pour embraser la société. C’est un coup de boule et une insulte – "sale toubab" – assénés par un joueur de football à son entraîneur qui mettra le feu aux poudres. En nous plongeant dans l’univers des communicants et des réseaux sociaux, la série met en exergue la viralité des réactions les plus passionnelles et leurs effets délétères sur des groupes déjà fortement polarisés.
La fièvre qui saisit les membres d’une même nation est affaire d’indignation et de colère sur fond d’idéologies inconciliables. D’un côté, les identitaires d’extrême droite qui voient dans cette agression l’expression d’un racisme anti-blanc devenu l’acmé du processus de "décivilisation" ; de l’autre, les identitaires d’extrême gauche pour lesquels l’acte, aussi violent soit-il, serait le symbole de l’émancipation d’un homme racisé ayant finalement brisé les chaînes du racisme systémique. Et face à ces deux conceptions qui se regardent en chiens de faïence, prêtes à en découdre, une héroïne, capable de sonder les lignes de fracture qui secouent la société, va tout mettre en œuvre pour éviter la guerre civile.
L’immense mérite de cette série tient à l’extraordinaire tension qu’elle transmet au spectateur qui suit, impuissant, l’implacable machine idéologique se mettre en branle. Mérite, mais aussi limite. Il n’y a pas lieu de le déplorer, c’est le lot de toute fiction que de simplifier le réel. Aucune histoire ne saura jamais en restituer la complexe singularité. Car entre la série et la réalité, il y a une légère différence, qui fait toute la différence. C’est la polarisation qui tient lieu de canevas aux six épisodes. Si la guerre civile est si imminente, cela s’explique d’abord par l’adhésion, de part et d’autre, à des croyances, des dogmes, des conceptions du monde et de la société, qui ne peuvent que s’entrechoquer. Idées contre idées ; théories contre théories. La fièvre est idéologique.
Est-ce vraiment ce qu’on observe dans la société ? Il y a lieu d’en douter lorsqu’on écoute les activistes de chair et d’os. L’identitaire défend une identité qu’il est incapable de définir. Et pour cause, l’appartenance à nos sociétés ne se réduit pas à une essence, mais s’étend à quiconque en embrasse les valeurs. Le racialiste n’est pas plus cohérent qui, de safe spaces en réunions en non-mixité rétablit une ségrégation qu’il prétend abolir dans les seuls pays où elle n’existe plus. L’écologiste décroissant, tiraillé entre sa lutte contre le changement climatique et sa haine de la technique finit par préférer le charbon au nucléaire. Le néo-féministe ne sait plus définir une femme, si bien qu’il rêve d’une parfaite égalité entre deux membres qui lui sont inconnus.
La liste pourrait s’étendre à l’infini, tant toutes ces idéologies se ressemblent. Car leur apparente opposition trahit un fond commun : celui de n’en avoir aucun. Comment expliquer autrement que les jeunes étudiants qui bloquent les universités au nom de la défense des peuples opprimés voient des génocides partout sauf là où ils sont perpétrés ? Que les défenseurs de l’égalité et de la parité s’insurgent contre la violence du patriarcat uniquement dans les pays où les femmes sont les mieux représentées politiquement et économiquement ? Et que les souverainistes défendent les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’exception des cas où ils seraient envahis par une puissance extérieure ?
Pour supporter de telles contradictions, il faut bien que le fond théorique soit soluble dans l’action politique. En quoi l’idéologue moderne n’est pas un croyant mais un somnambule. Ce qui le caractérise n’est pas une idée trop profondément ancrée, mais l’illusion d’une idée ; laquelle sera d’autant plus attirante qu’elle pourra être transformée au gré des événements. D’où la soudaine mutation de la militante écologiste Greta Thunberg en activiste du boycott d’Israël. Après tout, qu’importe le motif pourvu qu’il y ait la lutte et l’indignation. Car le but n’est jamais de se battre au nom d’une idée mais de choisir l’idée qui absolve moralement l’envie de se battre.
Il n’y a donc pas de conflits idéologiques mais une envie d’en découdre qui fait de l’idéologie un alibi. Les activistes ne proposent d’ailleurs rien d’autre. On chercherait en vain dans leurs propos l’esquisse d’une société nouvelle ou de la moindre réforme. Sur ce point, ils sont muets. La seule société contre laquelle ils s’élèvent est aussi la seule qu’ils puissent imaginer, celle dans laquelle ils vivent et qu’ils fustigent. Voilà pourquoi ils n’ont rien à dire des véritables génocides, ne s’insurgent pas contre les dictatures et n’ont pas un mot contre les états belliqueux ou pollueurs.
Pour qui désire uniquement les grandes guerres de l’esprit, seules les sociétés qui les ont déjà remportées sont véritablement insupportables. D’où une haine qui prend pour objet les seuls endroits du monde qui en sape la prétendue légitimité. Le souverainiste détestera le pays souverain, le racialiste et l’identitaire celui qui fait de l’autre un égal, l’écologiste celui s’engage pour l’environnement, et tous détesteront les sociétés démocratiques et libérales, c’est-à-dire occidentales. Raison pour laquelle au-delà de leur apparente opposition, tous les idéologues sans idéal – pléonasme – s’attaquent à la même cible et se renforcent les uns les autres.
Et là réside la menace d’embrasement. Non pas d’une fièvre idéologique mais de la confusion des sentiments d’individus condamnés à détester ce qu’ils adorent.
*Pierre Bentata est maître de conférences en économie à la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille.