Le cliché est mythique. Tellement mythique qu’il ferait partie des « 100 photos qui ont changé le monde », un ouvrage publié par le maga-zine américain Life, en 2003. Au centre de l’image, une femme en plein effort. Le dossard 261 épinglé sur son large sweat gris, elle poursuit sa course malgré les attaques d’un homme en civil. L’air enragé, ce démon n’est autre que Jock Semple, directeur de course. Le dossard 261 ? Kathrine Switzer.
C’était ça, être une femme en 1967
Comment cette scène a-t-elle pu arriver ? Pour cela, il faut tout remettre dans son contexte. Nous sommes en 1967, Kathrine Switzer a 20 ans et s’entraîne durement à la course à pied. Sport qu’elle pratique depuis ses douze piges. Son objectif était de progresser physiquement et pouvoir ainsi intégrer l’équipe de hockey sur gazon de son école. Dans laquelle elle est évidemment la seule fille. Mais l’étudiante en journalisme à l’Université de Syracuse, dans l’État de New York, le sait sans doute mieux que personne : les femmes n’ont toujours pas le droit de courir en compétition internationale sur des distances supérieures à 800 m. Cette discipline n’a d’ailleurs été rétablie aux Jeux Olympiques qu’à Rome en 1960.
Avant cela, en 1928 à Amsterdam, le même 800 m a vu l’Allemande Lina Radke en 2’16’’, l’emporter. Ces chers organisateurs considéraient que les épreuves de fond et de de- mi-fond n’étaient juste pas faites pour les femmes. Jugées trop longues et trop dangereuses. Un traitement malveillant qui continue d’entraîner la machine de l’oppression sociale faite aux femmes. Un rapport médical de l’époque avait même assuré que ces épreuves pouvaient entre autres endommager le système utérin et développer la pilosité… Il faut rappeler qu’à cette époque, les femmes n’ont le droit de vote en France que depuis deux décennies. La route est encore bien longue.
Les premières foulées clandestines
Dans les années 60, un vent de fraîcheur éclaircit enfin ce sombre horizon. Les courses hors stade se développent. Toujours interdites aux femmes. Mais des aventurières gravissent ces murs de barbelés pour s’offrir, parmi les hommes, quelques foulées clandestines. Parmi ces pionnières, pour ne citer qu’elle, il y a la jolie histoire de Roberta Gibb. En 1966, « Bobbi » comme elle était appelée, boucle, sans dossard, le Marathon de Boston en 3h21 ! Course pédestre de 42,195 km, dont elle avait pris le départ en jaillissant d’un buisson… où elle s’était cachée jusqu’au coup de feu.
De son côté, Kathrine ne fait que s’entraîner, puisqu’aucune course ne l’accepte. Mais cela commence à la titiller. D’autant que son petit ami, Tom Miller, un ancien footballeur américain devenu un espoir national du lancer de marteau, a couru ce fameux Marathon de Boston en 1966. Celui-là même que « Bobbi » avait bouclé en 3h31. Tom lui, a terminé loin derrière, en 3h35.
Une faille juridique
Cela fait tilt dans l’esprit tenace de Switzer. Non seulement les femmes peuvent courir, mais elles peuvent le faire plus vite que les hommes. La jeune étudiante a alors un nouvel objectif : se lancer à son tour. Un objectif qui vire vite à l’obsession, quand elle se met à tanner son coach, Arnie Briggs. Le facteur a couru quinze fois le Marathon de Boston et connaît cet événement comme sa poche. Ensemble, ils vont trouver une étonnante faille juridique et ne vont pas se gêner pour s’en servir. C’est plutôt idiot mais, il n’est explicitement écrit nulle part que les femmes n’ont pas le droit de s’inscrire au Marathon de Boston. Il est tellement ancré dans les moeurs, que l’interdit va sans dire. Alors pour Kathrine il suffira d’une simple astuce : la jeune étudiante signe son registre d’inscription avec ses initiales « K.V. Switzer ». Personne ne pousse l’investigation. 3 dollars lui ont donc suffit pour devenir la première femme à s’inscrire officiellement à cette course !
Femme jusqu’au bout des ongles
Nous y sommes. Le mercredi 19 avril 1967, c’est le jour J. La pluie s’invite, tout comme la neige fondue et alors qu’un vent glacial souffle sur le Massachusetts, le départ va être donné. Ces conditions météorologiques peu agréables sont pourtant une plutôt bonne nouvelle pour la jeune femme. Sur les quelques 700 courageux au dé- part, la quasi-totalité a sorti les vêtements chauds de la tête au pied. Switzer peu passer incognito. Mais elle ne cherche pas à se grimer. Maquillée, elle porte du rouge à lèvres et du vernis à ongles. La numéro 261 tient à afficher haut et fort sa féminité.
Un dossard 261 dans la légende
Lorsque le coup de feu retentit, Kathrine Switzer allonge ses foulées, suivie de près par la garde de son copain, Tom Miller et son coach Arnie Briggs. Autour d’elle, les autres coureurs sont surpris mais restent bienveillants. Ce n’est qu’au bout de 2 km qu’une voiture de presse remarque, avec amusement, l’intruse. Mais l’intruse fait beaucoup moins rire les deux directeurs de course figurant eux aussi à bord, Will Cloney et Jock Semple. C’est à ce moment-là que ce dernier va faire basculer l’histoire. Enragé, il saute du véhicule et se lance à la poursuite de l’étudiante.
Il n’en revient pas. Une femme est présente dans « SON » Marathon, et pompon sur la Mystic River, elle porte un dossard officiel. Le numéro 261. La suite, c’est Switzer qui va vous la raconter. « Au départ, je n’avais pas réalisé que Jock Semple me courait après. Soudain, j’ai entendu le bruit de ses chaussures en cuir sur le bitume. Je me suis alors retournée et j’ai fait face au vi– sage le plus furibard que j’ai jamais vu de toute ma vie. Semple me hurlait dessus : «Dégage de là, sors de ma course !» Il a réussi à agripper mon maillot, tenté d’arracher mon dossard. J’étais absolument terrorisée… », écrira-t-elle 50 années plus tard dans son livre, « Marathon Woman ».
D’un violent coup d’épaule, Tom Miller fait valser l’Ecossais, qui termine sa course dans le fossé. La scène lunaire ne s’arrête pas là puisque quelques kilomètres plus tard, Jock Semple rattrape encore Kathrine et la menace à nouveau. En larmes, Switzer reprend ses esprits. C’est décidé, contre vents et marées, elle terminera ce marathon. Pour elle, mais surtout pour la cause de milliers de femmes. « Il faut que j’aille au bout, dussé-je le faire en rampant. Sinon, le message que je vais renvoyer sera que les femmes sont effectivement incapables de terminer un marathon », se souvient-elle.
En 1981, les JO adoptent le marathon féminin
4h20 plus tard, elle l’a fait. Switzer est la première féminine à terminer officiellement le Marathon de Boston. Pas pour longtemps, puisque mettre des cailloux dans ses chaussures semble être devenu un sport national. L’Amateur Athletic Union, l’instance qui fait alors autorité dans le monde du sport américain, la disqualifie, puis elle est longuement suspendue. Des faits anecdotiques au vu de ce que l’histoire en retiendra.
Grâce à elle, en 1972, un 10 km féminin est organisé au cœur de Central Park, à New York. 78 coureuses sont au départ. Par la suite, des courses féminines voient le jour dans le monde entier mais Switzer a encore soif. En 1980, en tant qu’organisatrice, elle met sur pied une toute première édition du Marathon de Londres exclusivement féminine. Un coup de maître qui bénéficie de la couverture de grandes chaînes de télé… Le CIO ne peut plus fermer les yeux. En 1981, l’instance vote l’ouverture aux femmes du marathon pour les Jeux Olympiques suivants, ceux de Los Angeles en 1984. Un pas immense pour le sport féminin. Cette mixité devait voir le jour. Cependant il fallait y mettre un coup d’accélérateur. Cela aurait pu être n’importe qui. Ce fut Kathrine Switzer.
Une belle histoire jusqu’au bout, avec une réconciliation
Kathrine Switzer a bien sûr continué de courir. En 2017, lorsque la journaliste court pour la 9e fois le Marathon de Boston, 13 500 femmes y participent. Quasiment la moitié du peloton. La plupart portent, comme elle, le dossard 261. Son héritage ne mourra jamais.
Par la suite, c’est sans doute l’amour qu’elle porta pour son sport, qui lui ont permis d’offrir le pardon. Elle qui dit n’avoir jamais détesté personne, va se réconcilier Jock Semple, avec lequel, elle a fini par devenir très amie. Grande Dame.