Le diable boudait-il la littérature française ? Depuis Le Spleen de Paris où le narrateur du Joueur généreux relatait sa rencontre avec un Malin aux allures de dandy, Satan s’était fait discret. Tout au plus l’avait-on aperçu dans les personnages secondaires des romans de Bernanos, figures insolites croisées par les héros en des lieux et des circonstances improbables. Dans Le miracle de Théophile, premier roman de Jérémie Delsart, Belzébuth fait un retour très réussi en dandy facétieux, cynique et flamboyant. Dans une langue impeccable, précieuse mais sans ostentation et qui ne concède rien à la prose facile voire insipide goûtée par notre époque, Delsart réinvente l’éternelle histoire du mortel pactisant avec le diable. Théophile de Saint-Chasne, jeune professeur épris de littérature, fait ses débuts dans l’Éducation nationale ; stagiaire dans l’académie de Lyon, le voilà livré aux pédagogues, inspecteurs et autres formateurs jargonneux et techniciens. Inféodés au mal depuis belle lurette, ils ont déjà renié le Beau, la Liberté et l’Idéal mais pour l’impétrant, la rééducation commence. Enserré dans les rets poisseux de la médiocrité, notre jeune homme s’étiole. Aussi finit-il par céder son âme à « l’Andalou », esthète cultivé et amateur de bon vin. Se damner pour survivre en pareil cloaque, c’est de toute façon peu cher payé.
Il serait dommage de passer à côté de ce roman dont on parle peu. Il ne faudrait pas croire qu’il n’est qu’un récit de plus consacré à la décadence de l’Éducation nationale (rebaptisée ici l’Éducation pour Tous) ; il est bien plus que cela. Bien sûr, il y a la savoureuse peinture d’une institution devenue folle qui se refuse à transmettre la culture et préfère spécialiser ses professeurs dans le brassage du vide en leur dispensant dans une langue barbare des concepts aussi creux qu’inutiles. Delsart décrit à merveille la sottise de ces pédagogues sournois et infatués qui sabotent l’école. Il nous rapporte ainsi la leçon donnée aux professeurs stagiaires par une affidée de la secte des trissotins : « Ce métier a changé », « il faut savoir s’adapter aux enjeux du monde et de notre société, les vieilles recettes sont dépassées. », l’heure est « au pilotage pédagogique », « au tissage », « à l’encadrement » et « à la création de liens. » Mais, on comprend vite que Delsart va plus loin: quand il décrit les mécanismes et les motivations qui agissent les sinistres pantins de l’Éducation nationale, c’est en fait la corruption et l’inanité d’un monde occidental globalisé, assujetti à la technique et à la quantité, qu’il dénonce. Ce récit dépasse largement le cadre de l’école pour nous parler de notre société où l’individu, asservi, est manipulé.
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Ilote et passif, il se laisse transformer en imbécile pourvu qu’on lui promette le bonheur et qu’il lui soit donné d’assouvir son insatiable consumérisme. À l’école, on apprend à oublier l’effort, à s’affranchir de la fatigue engendrée par la réflexion, à s’interdire tout regard discriminant porté sur le monde pour communier dans l’inane révérence de l’égalitarisme. Un seul mot d’ordre: profiter de l’instant ; celui où l’on jouit, écervelé et sans entrave. Pour Delsart, la faillite de l’école est aussi celle d’un Occident qui se perd dans la conquête du progrès et de la rentabilité quitte à sacrifier l’intelligence à la fabrique d’exécutants dociles et entièrement dévolus à cette quête chimérique. « La culture fait des hommes libres ; la méthodologie fait des automates ; et les automates se règlent plus aisément que les hommes libres », affirme Théophile de Saint-Chasne qui porte la voix du romancier.
Et puis, il y a l’écriture de Delsart, jubilatoire. Digne de celles de Baudelaire ou de Barbey d’Aurevilly, elle atteste le compagnonnage assidu de l’auteur avec nos grands écrivains. Dans son récit, celui-ci s’amuse à opposer une prose altière dont il a la parfaite maîtrise au sabir des pédagogues et à la langue débraillée de notre époque. Ainsi pérore un enseignant, dans la salle des professeurs d’un lycée: « Cette réduction des épreuves avec le Grand Oral, en fait, c’est comme le bac napoléonien, c’est magnifique ! Surtout, j’vois pas pourquoi les collègues réactionnaires y s’insurgent. Attends, pour un gamin d’Term, c’est super intimidant de prendre la parole sur un sujet de Spé approfondi. » Suit le portrait du pontifiant: « Celui qui parlait ainsi était Jaubert Aubiniault, un professeur de S.E.S, trapu, bedonnant, babillard, chenu, avec des châsses globuleuses et rieuses sous des sourcils broussailleux et nerveux, un petit nez aquilin et des lèvres pincées et railleuses. Il se jugeait assez drôle pour se permettre de piquer. Assez spirituel pour ne pas craindre d’être désobligeant. (…) Jaubert dispensait libéralement ses visions et ses sagesses sur l’institution scolaire, dont il se présentait en vétéran. » Ailleurs une dé-formatrice invite le malheureux Théophile de Saint-Chasne à réformer sa pratique « dans l’intérêt des apprenants », ceux-ci n’étant pas parvenus, en raison de l’enseignement magistral du jeune réactionnaire, à « s’approprier les savoirs », « les savoir-être » et « les savoir-faire du début de Seconde. » La langue littéraire et soutenue dans laquelle est écrite ce roman s’efface ponctuellement pour épingler les tristes parlures de notre époque. L’écriture de Delsart souligne ainsi la confrontation qui oppose notre héros, épris de beauté, à la laideur utilitariste actuelle. Tout ça vaut bien la peine, le temps d’une lecture, qu’on fraternise avec le diable.
Le livre refermé, comme le narrateur du Joueur généreux face à Satan, « enivrée de toutes ces délices », « dans un excès de familiarité », je me suis adressée au diable et me suis écriée, « m’emparant d’une coupe pleine jusqu’au bord : À votre immortelle santé, vieux Bouc ! »
Jérémie Delsart, Le miracle de Théophile, préface de Patrice Jean. Cherche Midi, 2024. 416 pages.
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