« Si vous ne craignez pas de lire un écrivain, c’est rare par nature et “clivant”, au lieu de choisir un auteur parmi les centaines que charrie chaque rentrée dite littéraire, alors prenez le dernier Muray. Vous passerez de très bons moments et, en plus, vous rirez ! »
On imagine ce conseil donné par un libraire à l’ancienne, n’exerçant pas comme tant de ses confrères bien-pensants la censure aujourd’hui privatisée à l’endroit des ouvrages suspects.
Pourtant, ce n’est pas d’un roman posthume de Muray qu’il s’agit, mais de l’ultime volume de son plantureux Journal. En dépit de Postérité et de On ferme, Muray dans ce genre n’était pas à son meilleur. Il faut dire que ses débuts en littérature dans les années 1960-1970, à Tel Quel, l’organe de l’avant-garde parisienne, ne l’avaient pas préparé à y briller.
La linguistique était la discipline reine, amalgamée à la psychanalyse (lacanienne), au néo-marxisme d’Althusser et à la « nouvelle critique » de Barthes et consorts. Marx, Nietzsche et Freud étaient métamorphosés en « philosophes du langage ». Il fallait rompre avec les « codes » établis ; le sujet était en procès ; le signifiant guerroyait avec succès contre le signifié. L’« écriture », concept clef, issu du structuralisme, relevait de la Théorie (titre d’une collection phare des éditions du Seuil). Devant elle, le philosophe, suivant Derrida, devait se défiler dans « une incessante rature ». D’où l’impossibilité du roman, sauf sur le mode expérimental illustré par Sollers, ou non romanesque de Robbe-Grillet.
La vigoureuse disposition critique dont Muray était nativement pourvu s’aiguisa donc encore, au point de quasiment l’inhiber, comme on le voit dans le premier volume du Journal. Stimulé par une vaste culture littéraire et par l’ambition de réussir là où son père, voué, après sa naissance, aux travaux alimentaires, avait échoué, son irrépressible désir d’écrire s’y débat, presque comiquement (pour le lecteur), avec des prolégomènes à l’écriture et des circonvolutions dilatoires sur « les conditions de possibilité du roman ». Pour le réhabiliter pleinement et se lancer toutes voiles dehors, un défaut de lucidité lui manquait : ce point aveugle d’où jaillit la création, en toute immunité.
À sa mort, en 2006, un affidé de Sollers décréta dans la Revue des Deux Mondes que, faute de s’être révélé un romancier accompli, Muray n’était qu’un « socio-moraliste », avant, contradictoirement, de louer chez Céline « la supériorité narrative de la chronique sur le roman ». « Chroniqueur je suis », disait Céline. Eh bien, à sa façon, chroniqueur aura été Muray. Et l’on ne pourra désormais évoquer le basculement d’un monde l’autre, dont les années 1980-2000 furent le théâtre, sans se référer aux recueils de ses articles publiés dans la presse et, en regard, à ce Journal, leur banc d’essai, en même temps que, comme tout journal d’outre-tombe, une puissante mine à retardement. Son implacable lucidité critique trouvait là plein et permanent emploi, hors le filtrage qu’impose l’œuvre publique à l’égard des cibles vivantes, au flambant déballage de scènes intimes et à l’expression d’humeurs et d’idées violemment « incorrectes ».
En 1991, dans L’Empire du bien, qui le tira de la demi-obscurité où il s’impatientait, Muray flaire que rien de moins qu’une mutation anthropologique est en cours. Et il en pressent d’intuition les effets ravageurs que le Journal, dès lors, va inlassablement enregistrer, à travers choses vues, entendues et lues, grâce notamment au quatuor de ses fournisseurs de symptômes préférés : Libération, Le Monde, le Nouvel Observateur et Télérama.
Devançant la chute du communisme dont il va prendre, en douceur, le relais, l’Empire du bien qui prétend lui aussi éradiquer le mal, engendre imparablement l’Empire du faux. Avec le concours omniprésent des médias, le virtuel va peu à peu supplanter le réel : une néoréalité aux couleurs d’idylle, soumise à l’impératif de la Transparence. Lorsqu’elle aura neutralisé et même absorbé le négatif, effacé les antagonismes, amputé toute conscience historique, alors, annonce Muray, « un totalitarisme absolument nouveau s’emparera de toutes les conditions d’existence », mettant en péril jusqu’à la pensée, puisque c’est de la négation que celle-ci est née. Et, sur les ruines du monde ancien, salué par une déferlante de décibels, se pavanera Homo festivus, avatar triomphant et bouffon du dernier homme de Nietzsche.
« Tous les événements qui nous attendent ne seront plus que des redites ou des prolongements de mes visions », notera-t-il cinq ans plus tard. Fin de l’Histoire. Et de s’apercevoir, à propos des « métiers sans emplois » bricolés par Martine Aubry, que la nouvelle réalité est devenue furieusement murayenne : « Du Muray au cube ! s’exclame-t-il. Je suis dépassé, réalisé. » Il n’en persévérera pas moins, avec une féroce jubilation, dans son entreprise d’« exhaustivité exécratoire ». Comme Céline, il était « à l’aise dans le pire ».
On aura compris que ce Journal, loin de se réduire à un recueil de notations et d’anecdotes urticantes est, comme les chroniques qui en sont originaires, sous-tendu par une vision du monde et de l’Histoire précise et cohérente.
Muray, on n’en doutait pas, n’était pas de gauche et, cas extrêmement rare, sans avoir eu à perdre des illusions dont il était probablement sevré de naissance. Aussi s’amuse-t-il des « déçus du socialisme comme Plenel, courant au milieu des ruines après le spectre du “vrai” socialisme, trahi par celui-là même pour qui, au prix de successives bouffées délirantes, ils n’avaient cessé de voter, l’immondissime Mitterrand », lequel« savait déjà, et depuis longtemps, que l’idéologie qui l’avait porté à l’Élysée était une vague remplie de choses mortes ».
Mais de l’idéologie défunte subsistait le principe actif : la passion égalitaire dont Muray, lecteur de René Girard, en a retenu qu’elle était à la racine du mimétisme : la passion démocratique du même qui conduira, il le prédit, à l’indifférenciation terminale.
En attendant, les égalisés par la reconnaissance réciproque, à défaut d’être devenus des dieux les uns pour les autres comme l’ont annoncé de faux prophètes, sont travaillés par ce que Stendhal appelait les sentiments modernes par excellence : « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ». S’en suit l’égalité dans le ressentiment et la plainte. « Toute plainte est une vengeance », disait Nietzsche.
René Girard l’ayant fait inviter en 1983 à enseigner à l’université de Stanford, en Californie, Muray à peine arrivé là-bas comprit qu’il était « chez l’ennemi ». Dommage qu’il n’ait pas lu davantage Tocqueville que Freud et Heidegger, car il aurait puisé dans La Démocratie en Amérique un grand renfort à ses réflexions – notamment une description glaçante, en 1835, de la mort sociale infligée aux déviants de la pensée. Une pratique devenue courante dans nos démocraties dites libérales, et à laquelle il eut la dextérité d’échapper.
Ne croyez pas pour autant que ce possédé de « la fureur méthodique d’écrire » (ce qu’on a dit de Saint-Simon) ne s’accordait pas des pauses réparatrices. C’est vers le sud, la côte méditerranéenne, « ce collier de pierres précieuses au cordon rompu », qu’il fuit alors Paris dégradé en « banlieue d’Euro-Disneyland », avec l’inséparable Nanouk, sa femme qui « a toujours raison ». « Au Paradis. On est donc au Paradis. Voilà, c’est tout simple. Je me réveille tard. Les cigales sont déjà au boulot partout, démentes, acharnées. Café. Piscine. Chaise longue. Vol plané dans le bleu intense. » Le Sud, c’est le royaume des sensations, or il n’y a pas de sensation fausse ; et l’éblouissante lumière ne ment pas.
Après ces bains de vérité, il lui fallait remonter là-haut, dans le gris et la pluie, réembarquer dans la galère des besognes alimentaires, et poursuivre sa « guerre de Sécession » contre « la falsification du monde », en résistant aux forces du consensus qui, par tous les moyens, voulaient le « faire ressembler ».
On l’a comparé à Léon Bloy ; mais alors que celui-ci « piétine sur place, remarque Muray, entassant invectives sur imprécations sans gagner en intensité », lui, héritier de Céline sans jamais l’imiter, possédait l’art de l’amplification, par variations consécutives, servi par une exceptionnelle richesse de vocabulaire. « Plus on aggrave, plus on peint. Plus on amplifie, plus on écrit. » Il avait de surcroît l’art de la formule, cinglante ou parodique (« l’envie du pénal », parmi beaucoup d’autres), des jeux de mots et coqs à l’âne imprévus qui rendent son style d’emblée reconnaissable.
De lui, on pourrait dire exactement ce que Marcel Aymé (qu’il lisait avant de mourir) a écrit au sujet de Blondin. Il n’avait pas seulement le « don d’écrire », mais celui « qui consiste à être de sa chaleur et de sa chair dans les choses qu’on écrit, à donner aux idées le frémissement sanguin, nerveux, humoral et hormonal de la vie ; qui consiste aussi dans la joie d’écrire, de se transformer soi-même en livre ».
Le roman réussi de Muray, c’est lui-même, dont le talent atteint son apogée dans ce dernier volume du Journal ; il en était sûrement conscient. À la manière de Balzac, son dieu, à qui il lui suffisait de penser pour qu’« aucune forme de découragement ne l’atteigne », ce journal-roman pourrait s’intituler « L’Envers de la fin de l’histoire contemporaine », ou « Scènes de la vie littéraire parisienne ». Il n’y manque pas le retour des personnages qui fascinait Muray dans la Comédie humaine.
En tête de la distribution : Sollers le parrain, bien sûr, tout à la fois Vautrin hétéro, mais faux ennemi des lois et le cynique Crevel de La Cousine Bette, qui se la joue « régence ». Son antipode : Kundera, authentique grand écrivain, lui, que Sollers détestait sournoisement et que Muray admirait beaucoup, tout en démêlant, avec drôlerie, les ruses et dissimulations qui, après lui avoir permis de survivre sous le communisme, l’aidaient à louvoyer au sein de la maffia germanopratine. Seconds rôles : les larbins masochistes d’ArtPress que Sollers manipule sans vergogne ; BHL, « le plagiaire et maître en mensonges d’Épinal ». Et face à ces « pantins », les chers Proguidis, inlassables prospecteurs de vrais romans, composent un heureux contrepoint. En toile de fond, au hasard de la rue et des rencontres, des gens, de « vraies gens » comme il en pullulait dans la vie et les films d’autrefois, mais en voie de « liquidation », remplacés par des « fantômes narcissiques mangés aux médias comme un tapis par les mites ». Enfin, vedette de la vie quotidienne de Muray, sa voisine du dessous, la « serial mother » et ses quatre « Gremlins » dont on guette les tintamaresques allées et venues. Car ne manque pas non plus le suspense, qui rend la lecture du Journal compulsive ; que va-t-il trouver à redire dans la prochaine entrée ? À qui ou à quoi s’en prendra-t-il ? Quel portrait à l’acide va surgir ? Quelle trouvaille crèvera la page ?
De la première à la dernière ligne, voilà un chef-d’œuvre. Pas de temps mort, mais beaucoup de cadavres. Donc, si vous m’en croyez, à dévorer d’urgence. Mais attention : approuveurs du monde tel qu’il se défait, s’abstenir.
Philippe Muray, Ultima Necat V : journal intime, 1994-1995 et Ultima Necat VI :journal intime, 1996-1997, Belles Lettres, 2024.
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