Mehdi Lallaoui n’est pas un novice dans le monde du film documentaire (*). Trente ans qu’il creuse l’histoire contemporaine pour en extraire des récits sensibles et forts, rappelant à la mémoire de tous celle des Algériens, des ouvriers et des banlieusards, des Kanaks ou des Antillais. Son premier film, Le silence du fleuve, 17 octobre 1961, évoque la manifestation pacifiste des Algériens réprimée par Maurice Papon, préfet de Paris, à l’issue de laquelle son père sera laissé pour mort.
« Je viens à Tulle depuis plus de 15 ans pour accompagner ce film. Tulle, à sa manière, a porté cette histoire qui m’est très chère. Ce sont les mêmes histoires, où il n’y a eu ni justice, ni oubli. Des histoires partagées par tous les humanistes. En ce sens, Tulle, c’est mon histoire aussi. »
Une histoire qu’il a passée au crible de l’intime pour la rendre universelle. « Je voulais traiter le sujet du 9 juin 1944 à travers le regard de Janine Picard et la vie de son père, Henri Valade, déporté le 10 juin à Dachau », explique le réalisateur et écrivain. « Cet homme permet de parler de l’histoire collective. Chaque personne aux prises avec ce tragique destin vaut la peine d’être racontée. Cet accordéoniste, maître accordeur chez Maugein, et sa fille permettent d’incarner l’histoire. »
Il reprend : « Le témoignage de Janine est vécu à travers les yeux d’une enfant de 6 ans ; elle ne reconstruit pas ce qu’elle a vécu. À travers ce qu’elle raconte, on entend aussi les autres. »
Dernier enregistrement à la Manufacture MaugeinLundi matin, c’est donc dans l’atelier de la Manufacture Maugein que le réalisateur est venu boucler le tournage de son documentaire. En compagnie de l’accordéoniste Rémi Sallard, à qui il a confié d’interpréter, sur un accordéon des années 30, Sur un marché persan, de Ketelbey, la partition avec laquelle le jeune « Ricou » a remporté, en 1936, le premier prix d’accordéon au concours de Lausanne. « C’est lui qu’il fallait pour cette interprétation. Il a la touche qui permet d’illustrer les propos de Janine sur son père. »
Cet homme permet de parler de l’histoire collective. Chaque personne aux prises avec ce tragique destin vaut la peine d’être racontée.
L’après-midi, il est retourné entendre Janine Picard, pour un dernier enregistrement. Il y en a eu une huitaine, pendant lesquels elle a raconté le 9 juin 1944, mais aussi le combat que furent les années qui suivirent jusqu’à ce voyage de Tullistes à Düsseldorf, en 1962, venus réclamer l’extradition de Lammerding, le commandant de la Das Reich.
La dernière touche à 3 ans de tournage et de recherches, qui l’ont conduit jusqu’au Struthof, sur la tombe d’Henri Valade. À rencontrer également l’Amicale des anciens de Dachau, le Comité des martyrs, Peuple et Culture, des descendants de martyrs… « J’ai beaucoup fouillé. J’ai retrouvé le numéro d’immatriculation de « Ricou » à Dachau et que dans le wagon 6, qui est parti de Compiègne en juillet 44, il s’est retrouvé, sans le savoir, avec un autre accordéoniste, André Verchuren. »
Avant-première privée en avrilIl reste quelques semaines de montage à Mehdi Lallaoui avant de présenter son film, en avant-première, à Janine Picard en avril. Le grand public devrait le voir à la télé avant l’été. Arte est intéressé, France 3 Nouvelle-Aquitaine l’était également, avant de se rétracter. « C’est incompréhensible », glisse le réalisateur.
Un tel film permet d’ouvrir la focale et de rencontrer d’autres publics. La barbarie nazie, la déraison, l’injustice, ce n’est pas du passé.
« À part en Corrèze, on ne connaît pas cette histoire. On parle d’Oradour, mais ce sont les mêmes qui ont officié à Tulle, la veille. Un tel film permet d’ouvrir la focale et de rencontrer d’autres publics. La barbarie nazie, la déraison, l’injustice, ce n’est pas du passé. C’est par ces histoires-là, vécues dans les chairs, qu’on peut dire “plus jamais ça !” »
« Ce film, c’est un outil d’éducation, de sensibilisation, de colère et d’émotion ; c’est un appel à la vigilance et à la fraternité, qui porte aussi des messages sur le monde d’aujourd’hui. »
(*) Il a réalisé il y a 3 ans un documentaire sur le centenaire de la Manufacture Maugein.
Alors, quand Agnès Gameiro-Delteil l’a mise en relation avec le documentariste Mehdi Lallaoui, « une fois de plus j’ai raconté l’histoire », avance-t-elle avec évidence. L’histoire de cette journée terrible et celle, plus particulière, de son père, Henri Valade, dit « Ricou ». « Il avait besoin d’un fil conducteur ; mon père, pourquoi pas… Au-delà de la souffrance, ça me fait plutôt plaisir de voir mon père pas vraiment immortalisé, mais mis à l’honneur en tout cas. »
Le silence des famillesCe père, dont elle n’a prononcé le petit nom pendant des années. « Jusqu’à 26 ans, l’âge que j'avais quand mon fils aîné est né, je ne pouvais pas dire le mot papa. J’ai réappris à le dire à ce moment-là. »
Avec lui, c’est sa mère qu’elle évoque avec Mehdi Lallaoui. Pour lui, elle a recherché dans ses albums de famille. « On oublie souvent les femmes qui sont restées seules, pour élever les enfants. Cet après a été terrible pour les familles qui avaient subi ces deuils (le 9 juin, Janine Picard a perdu son père, son oncle et le parrain de sa sœur cadette, NDLR). »
« Pendant longtemps, on n'en parlait que dans les familles. Chez mes grands-parents, toutes les fois, on évoquait ceux qui n’étaient plus là. Sur l’extérieur, chacun a gardé sa peine silencieusement, douloureusement. Toute mon enfance, ça a été ça. »
Blandine Hutin-Mercier