Clairvoyants, les personnages du détonnant Clair de femme de Romain Gary avaient prévenu : "Est-ce que je suis envahissante ? Terriblement, lorsque tu n’es pas là." L’absence à profusion, l’absence omniprésente, l’absence qui rend fous les êtres les plus équilibrés, quel éclat revêt-elle quand elle surgit dans une famille et s’installe pour un temps sans fin annoncée ? Agnès Laurent, grand reporter à L’Express, a mis son esprit journalistique et sa plume aiguë dans ce qui ressemble à une enquête psychologique autant qu’à un roman de mœurs. Elle s’est documentée, beaucoup, pour ciseler l’intrigue et les personnages de ce deuxième livre, Un beau jour, paru aux éditions Récamier, trois années après la publication de son polar Rendors-toi, tout va bien (Plon).
Un chalet accroché à la montagne, un père, une mère, quatre enfants - deux filles, deux garçons : pas de fioritures, suffisant pour élaborer un récit qui surprend. Voici les parents, Claude et Marie Cotraz, décidés à profiter d’une belle journée d’été et de la maturité de leur aînée pour s’élancer à l’assaut de la haute montagne capricieuse pendant que maison, animaux et enfants restent sous l’œil vigilant de leur sage Marie-Pierre. Pas d’illusion entretenue sur un bonheur familial sans nuages, aucune mièvrerie, ni dans l’histoire ni dans le style, net, percutant dès les premières pages ; ici, il est question de réalisme. L’auteure taille des personnages sans fard, le père tempétueux, qui crie et corrige les enfants à coups de baguette, la mère sans bruit qui se fait houspiller quand le café n’est pas assez chaud, et cette fratrie bruyante, sautillante, composée, par ordre de naissance, de Marie-Pierre, Luc, Paule et le petit dernier, Jean, babillant et trottinant encore émerveillé par ce qu’il découvre de la vie.
L’échappée que s’offre le couple sonne dans l’esprit des petits comme une promesse d’autonomie, une journée de liberté à savourer des myrtilles, le soleil… Puis, un orage qui percute cette journée d’insouciance. La nuit tombe, craintes tues, agacement, tentatives de dédramatisation et l’évidence qui sournoisement s’impose : les parents happés par la montagne, jusqu’à quand ? L’attente débute et avec elle, inévitable, l’angoisse. Quatre frères et sœurs contraints de grandir sans savoir, obligés d’espérer. Comment se construit-on en tant qu’individu, adolescent, adulte, père et mère de famille, quand l’envie féroce et avec elle l’espoir de retrouver un jour ses parents ternit tout, à commencer par les liens fraternels ? C’est ce questionnement qu’Agnès Laurent fouille à travers les destins de ses protagonistes aussi attachants que différents, que l’on côtoie cinquante ans durant. Le souvenir multiple, les secrets, les silences… et le manque. Autant d’embûches que frères et sœurs vont devoir apprivoiser, chacun à leur façon, certains résignés, d’autres révoltés.
On croit lire l’histoire d’une fratrie mais voici que, sans crier gare, l’auteure nous entraîne avec une infinie délicatesse vers une réflexion troublante sur l’acceptation. Peut-on vivre en tentant de contrer le malheur ? En s’entêtant, comme le fait par exemple l’un des héros, à chercher des parents disparus ? Ou, version douce choisie par l’une des sœurs, en retenant au creux d’un tiroir ce foulard ayant appartenu à la mère évaporée ? Ou encore, en essayant de raviver des souvenirs que la mémoire, petit à petit, dissout… Vain et nécessaire à la fois.
Et quand enfin les plus sages seraient tentés de rationaliser – c’est-à-dire de considérer que cette montagne ne leur rendra jamais ni les parents, ni la vie d’avant idéalisée – survient cette interrogation : accepter est-ce abdiquer ?
De la narration émerge alors une autre dimension, passée sous silence quand des disparitions, des vraies, affleurent dans l’actualité : les conséquences pour l’entourage, les conjoints, les enfants, priés de cohabiter avec des fantômes. Un drame ricoche sur les cœurs de ceux qui, autour des victimes, demeurent. Dans Un beau jour, c’est un repas de famille qui tourne mal, la culpabilité qui saisit les uns, en épargne d’autres… Mais nous nous arrêterons là. Il faut lire ce roman, petit traité de vie que l’on referme bousculé et dont les dénouements successifs rendent le lecteur conscient de la nécessité d’accueillir l’entraide familiale, amicale, les êtres présents comme autant de motifs de se réjouir, même au milieu du chaos.
Un beau jour, par Agnès Laurent. Editions Récamier, 336 p., 20,90 €.
