Ce que j’aime, à Naples, c’est l’effroi rétrospectif de ne l’avoir jamais connue. Je ne t’ai jamais vu comme ça, me dit Dora qui ne m’a connu, à Mexico, qu’en état de nostalgie (la douleur du retour).
Ce que j’aime, à Naples, c’est de n’avoir peur de rien, et à chaque coin de rue, m’esbaudir : "Ma ! è la città più bella del mondo !" Sous le souffle de l’Antique, palais et taudis se frottent, le chant des Vespa a mué, mais sur leurs bolides rondouillards, les jeunes acrobates du bitume ont des galanteries de vieux messieurs, le swing Piaggio leur tenant lieu de politesse, ils s’arrêtent toujours à temps. Pas de feux rouges, pas de couloirs réservés, pas même de priorité, toutes les rues sont piétonnes, et les trottoirs réservés aux funambules. Les ateliers de mécanique et de restauration de cadres anciens sont ouverts sur la rue qui fait aussi penderie, et pavoisée d’icônes de Maradona. Je m’extasie devant tout et n’importe quoi, euphorique, car tout fait chef-d’œuvre dans ce concert de beautés emberlificotées, il n’y a plus de styles, d’époques, c’est la loi des accumulations clandestines, des strates de combines, l’harmonie du hasard, la drôlerie des accidents, l’élégance du chaos. Regarde ! Regarde !
Ce que j’aime à Naples, c’est le délitement instantané de tous les préjugés. Je m’en doutais un peu, mais la veille de notre départ, quand Marco m’a dit "Tu vas te faire dépouiller", j’en ai eu la confirmation. Le taxi, le serveur, le réceptionniste de l’hôtel, le gardien du musée, il va falloir s’y faire, ils sont gentils, comme si la vie était plus simple en étant prévenant, attentionné. Jamais obséquieux, ce serait trop d’efforts. Quant aux flics, il n’y en a pas.
Sur le Corso Amedeo di Savoia, Dora demande au chauffeur du bus s’il va à Capodimonte. Il y va, mais comme on n’a pas de ticket, il dit "C’est pas grave, montez". Et après il s’occupe bien de nous, nous indiquant à quelle station descendre. Grazie mille, mille fois répété.
Capodimonte, c’est le Louvre de Naples, mais avec un grand parc, et qui domine la ville. Il est dirigé depuis 2015 par le Français Sylvain Bellenger qui a d’abord transformé le parc, lui a redonné son lustre d’antan, quand le roi Charles VII chassait la perdrix. Oubliée l’allée aux Seringues, fini le carrefour des Préservatifs. Les enfants jouent et le ballon c’est pas une boîte de sardines. Mais l’essentiel se trouve quand même à l’intérieur du bâtiment principal qui abrite la collection des Farnèse. Titien, Caravage, Bellini, Michel-Ange, Raphaël… Soit on crâne soit on pleure.
Je n’ai pas l’air, comme ça, mais j’ai bien conscience d’avoir vécu un moment historique, celui où les plus belles œuvres sont en train de disparaître, en route pour le musée du Louvre, le temps que Sylvain Bellenger finisse de mener à bien la réfection du bâtiment. Environ deux ans. Il y a aussi des sculptures, des meubles, des objets d’art de toutes matières, notamment l’ahurissante Chute des Géants, de Filippo Tagliolini, un biscuit de 2 mètres de haut ! C’est Sébastien Allard, le directeur du département des peintures du Louvre, qui se charge de leur faire de la place. L’exposition ouvre le 7 juin.
Ce que j’aime à Naples, c’est qu’on ne va pas à Capri. En 1739, le président de Brosses écrivait à des amis : "Je ne crains pas de dire que Naples, proportions gardées, est à l’un et l’autre de ses égards au-dessus de Paris. En général, ces deux villes se ressemblent beaucoup par le mouvement infernal qui y règne." C’est donc ça ! Après soixante-douze heures à crapahuter, du port aux catacombes, des croissants dégueulasses du Gambrinus au boui-boui miraculeux où on avale les spaghettis par la racine, j’ai découvert ce que Paris aurait pu devenir, sans cette funeste Révolution, et je comprends pourquoi je connais Naples par cœur.