C’est une chronique quotidienne qui épuise rien qu’à l’entendre. Juge placée, chargée des affaires familiales pour son premier poste, elle décrit sa journée :
« J’arrive à 7 h 15, 7 h 45 quand je suis fatiguée. Je mange à midi, parce que c’est important. Ce qui est dur, au JAF, c’est la masse de dossiers. L’après-midi, je continue mes écritures, les audiences, jusqu’à 20 heures, 21 heures, et je bosse certains week-ends. »
Le retard ne s’accumule pas trop dans ce cabinet, elle renvoie peu car, en matière de famille, toute perte de temps est préjudiciable. Mais « le pire c’est que je me dis que, même comme ça, je dois prioriser des dossiers », sur des contentieux moins importants, où les justiciables relancent moins. Elle motive ses décisions, élément indispensable pour que les parties prenantes puissent comprendre le jugement, prend encore ce temps-là.
Comment le Cantal s'est structuré face à la hausse des violences conjugales ?
C’est déjà devenu impossible pour d’autres sujets, notamment les audiences correctionnelles en juge unique que les magistrats se partagent. Impossible, infaisable, même si c’est obligatoire. Jusqu’à quand tiendra-t-elle ? « Jusqu’à ce que mon compagnon en ait marre, ou que j’ai des enfants. Là, je lâcherai peut-être. »
Le pire, c’est qu’elle savait ce qui l’attendait. « L’école nous préserve, mais on nous dit, en stage, “profite de ton week-end, ce ne sera plus possible quand tu seras en poste” ». Le nouveau juge d’instruction, issu de la même promotion, enchaîne :
« On l’a intégré. C’est considéré comme normal. C’est même culpabilisant. Le discours, c’est qu’il faut adapter, sans dégrader. »
Alors ils luttent, essayent encore de prendre le temps d’écouter, le cœur du métier : « On a tous vu ce juge qui est devenu aigri, à force, celui qu’on ne veut pas devenir, termine-t-elle. Mais si on perd le sens de ce que l’on fait, on ne va pas tenir. On va devenir désabusés. »
Une problématique ancienneLa situation n’est pas neuve à Aurillac, le tribunal fonctionne ainsi depuis plusieurs années : même si la façade est éteinte, des magistrats travaillent derrière les murs épais, laissent partir les greffières qui, elles, « n’ont pas d’heures supplémentaires, mais ne terminent jamais à l’heure prévue. »
Une juge intervient, dénonce son cabinet, chargé des tutelles notamment, « en déshérence, dégradé, j’ai des greffiers d’autres services. Quatre mois sans greffe dans un service aussi important, c’est que quelque chose ne fonctionne pas. Pour moi c’est frustrant, démotivant. » Elle attend un greffier sorti d’école, en janvier, « j’espère qu’il a le cœur bien accroché ». Au correctionnel, il n’y a plus qu’une seule greffière, « c’est infaisable », souffle le juge d’instruction.La tribune des 3.000, dans le Monde, écrite après le suicide d’une toute jeune magistrate, a levé le voile sur ce problème national. Elle a été signée par un tiers des magistrats français au début, près des deux tiers aujourd’hui, a été reçue froidement par la chancellerie tandis que le Garde des sceaux Éric Dupond-Moretti défend son bilan, estime être à la tête d’une justice « réparée ». Plusieurs motions de tribunaux locaux, ou, dernièrement, de la Cour de cassation, l’invitent à revoir ce jugement, tout comme la mobilisation de mercredi, largement suivie. Ils n’ont pas souhaité s’exprimer, mais les deux chefs de juridiction étaient sur les marches du palais, hier.
— SMagistrature (@SMagistrature) December 13, 2021Le ministre a pointé, le matin même, un souci d’organisation mais :
« Ce n’est pas un problème de management, s’agace Quitterie Lasserre, vice-présidente du tribunal, ancienne présidente du tribunal judiciaire de Caen. Quand il n’y a pas de magistrat, il n’y a pas de magistrat. »
Elle note la chance d’Aurillac, qui fonctionne à effectif complet au siège, n’ajoutant pas de la difficulté à la difficulté, « mais ce n’est pas le cas de toutes les juridictions. » « On a une hausse très importante des audiences correctionnelles, illustre Laurence Mollaret, vice-présidente. Mais c’est toujours à moyen constant, et c’est une très grande difficulté. On n’arrive parfois pas à se retrouver pour délibérer, on court après le temps. »
Au tribunal correctionnel d'Aurillac (Cantal), deux nouveaux dossiers de violences conjugales à l'audience
Si le tribunal aurillacois fonctionnait selon les préconisations d’un rapport de la commission européenne pour l’efficacité de la justice, il y aurait 25 juges au siège, et 17 au parquet, contre neuf, et deux – il manque une substitute, remplacée très ponctuellement, depuis le mois de septembre – aujourd’hui. Le chiffre file le vertige.
« J’irais systématiquement sur les lieux pour les affaires liées au tribunal paritaire des baux ruraux. S’il y a un conflit, il peut plus facilement se régler sur place », note avec envie Quitterie Lasserre.
« Quand une personne incarcérée fait une demande de permission de sortie, je pourrais avoir un entretien avec elle avant la commission, illustre Laurence Mollaret, juge d’application des peines. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. Quand il ne réintègre pas sa cellule, les gens se disent : “Ah, il est dans la nature, c’est la faute des juges !”, mais en réalité, on pourrait faire mieux… »
Les avocats à leurs côtésBien plus habitués à battre le pavé, les avocats ont rejoint le mouvement. « On en pâtit tous, résume le bâtonnier Laurent Lafon. Il faut que la justice ait un sens, nos clients nous demandent des comptes mais on ne sait plus l’expliquer. Le mal-être est ancien, on est sur une problématique structurelle. Un tiers des magistrats se réveille, il faut en tenir compte. »
La discussion aura duré plus d’une heure, un gouffre dans leurs emplois du temps. Plus d’une heure, en effleurant des sujets tels que Cassiopée, le logiciel utilisé, source de bugs, le manque de débit, les réformes incessantes, ou le manque de moyens généralisé dans d’autres services, l’absence d’expert, de médecins et d’agents de probation pour faire le suivi des condamnés, les difficultés dans les services de protection de la jeunesse… Autant de problématiques « qui vident de sens les peines que nous prononçons. » Le problème est profond, dans le Cantal et ailleurs. Et depuis mercredi, les magistrats sont dans la rue.
Pierre Chambaud