Conforté par l’alternance, le clivage gauche/droite semblait avoir trouvé son équilibre sous la Ve République. Mais depuis, la France s’est droitisée à travers, notamment, des thématiques portées hier… par la gauche comme la sécurité et, pour partie, la souveraineté. Divisée, la gauche l’est depuis l’origine, rappelle Jean-Numa Ducange, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen Normandie.
La gauche paraît bien moribonde ?
Dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin censée marquer le triomphe de l’idéologie libérale, la gauche restait forte, en France comme ailleurs. Il ne faut pas analyser les déboires de la gauche au seul prisme français. Le modèle social-démocrate n’est pas partout désavoué. En Espagne, au Portugal, dans les pays scandinaves, en Allemagne, le voilà qui retrouve le pouvoir. Ce qui fausse aussi la perception, c’est qu’hier la montée ou le déclin d’un parti s’effectuait lentement, par paliers. Aujourd’hui, c’est plus rapide, plus brutal. À gauche, comme à droite d’ailleurs, il n’y a plus de large électorat acquis, plus de socle de base, ce matelas de voix de 10 à 15 %.
La gauche n’a jamais été autant plurielle ?
Depuis le XIXe siècle, en France notamment, aucune définition du socialisme n’a fait consensus si ce n’est, et c’est déjà beaucoup, le pouvoir donné aux travailleurs et la réduction des inégalités. Deux grandes familles se sont dès l’origine opposées : l’une prône une réforme par étapes?; la seconde, la révolution. Au congrès de Tours, en décembre 1920, tandis qu’une minorité de congressistes restait fidèle à la SFIO (section française de l’Internationale Ouvrière) dont l’actuel Parti socialiste est un avatar, la majorité fondait la section française de l’Internationale Communiste (SFIC), ancêtre du Parti communiste français. À ces deux forces, traversées par des courants antagonistes, s’est ajouté ces dernières décennies un mouvement écologiste qui se veut plus qu’une force d’appoint…
Une candidature disruptive en 2017 a pu suffire à émietter un peu plus une gauche réduite à la portion congrue ?
La gauche s’est sabordée toute seule dans le sillage d’un Parti socialiste qui, depuis le début du XXe siècle multiplie les zigzags bien qu’encore animé au début des années 1980 d’une réelle volonté de changer la société. Depuis, la faiblesse de la social-démocratie tient à ce qu’elle n’est plus porteuse de perspectives d’avenir. S’accommoder du marché n’en est pas précisément une. L’utopie et l’espérance étaient la marque de fabrique du socialisme aux XIXe et XXe siècles. Elles ne le sont plus.
Quand la question de la nation a-t-elle commencé à faire débat à gauche ?
La question de la souveraineté travaillait déjà le mouvement révolutionnaire de 1789 et ce, dès le début puisque le slogan « Vive la Nation » était opposé aux monarchistes. Dans les années 1820 et 1830, les courants socialistes s‘interrogeaient, dans leur diversité, sur le bon périmètre pour répondre à la question sociale et à l’essor de l’industrialisation. Puis, peu à peu, l’idée nationale a été récupérée par la droite. Les frontières, la souveraineté sont désormais des thématiques qui lui sont si fortement associées que les aborder à gauche suffit à se faire accuser de dérive droitière. Idem avec la sécurité. Au XIXe, la gauche défendait la sécurité sur le plan social certes, mais aussi dans la vie de tous les jours. Car c’était d’abord les milieux modestes qui pâtissaient d’une insécurité d’une tout autre ampleur que celle dénoncée aujourd’hui.
En quoi les frontières sont-elles si importantes ? Les mesures sociales imposent pour être possibles et efficaces un cadre géographique limité. Si dans un pays morcelé comme l’était l’Allemagne, c’est d’abord la question de l’unité qui s’est imposée, en France, où cette unité était multiséculaire et centralisée, la question sociale n’a pas été la seule à interroger les frontières. La question coloniale croisait, notamment, celle de l’universalité des droits de l’homme. Par ailleurs, au XIXe siècle, le rapprochement des peuples en Europe, au moins à l’ouest, autour d’une cause commune, était déjà débattu. Pourquoi ne pas imiter les États-Unis qui sortaient d’une guerre civile en se fédérant?? L’évolution, depuis le traité de Rome de 1957, de la Communauté européenne, où l’économie prime sur le social, voit une partie de la gauche défendre une réappropriation nationale pour mener sa politique.
L’écologie est-elle une nouvelle pomme de discorde ? Le productivisme est aussi bien ancré à gauche qu’à droite. On le voit à travers le débat autour du nucléaire. Les Verts sont contre. Le reste de la gauche est divisé. Interroger la croissance est aussi une question sociale. Et cette question est la principale préoccupation des Français. Pourquoi dès lors s’aligner sur l’agenda politique de la droite au risque de conforter le sentiment de droitisation de la société??
Pourquoi les gauches, de part et d’autre du Rhin, sont-elles très différentes ?
La tradition de la social-démocratie est beaucoup plus consensuelle et gestionnaire en Allemagne qu’en France où cette conception a cependant conquis une partie de la gauche. C’est un paradoxe car, avant la Première Guerre mondiale, la tradition marxiste était encore puissante au sein de la social-démocratie allemande. Elle s’est depuis estompée. Bref, juste après la proclamation de la République de Weimar en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord qui, pour le dire vite, à jeter les bases de leur cogestion. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé. Et un cycle insurrectionnel plus long (1789, 1830, 1848, 1871) a entretenu un imaginaire de la Révolution plus glorieux qui se traduit, au moins dans les mots, par une plus grande radicalité. Les socialistes n’éprouvent ainsi aucune difficulté àassumer ce double héritage : républicain et révolutionnaire. En Allemagne, le cycle révolutionnaire c’est 1848 et 1918, deux échecs... De surcroît, la tradition de consensus, qui prévaut, s’est d’autant plus consolidée après la Seconde Guerre mondiale qu’il y a eu la tragédie nazie. L’idée de grève générale est impopulaire et illégale tant la peur de voir le pays déstabilisé le pays y est encore présente. Et la douloureuse coupure entre les deux Allemagne a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest.
Jérôme Pilleyre
Lire. Jean-Numa Ducange, Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialisme à la Belle Époque, Fayard histoire, 2021, 23 €. Jean-Numa Ducange, Razmig Keuchyan et Stéphanie Roza (sous la dir.), Histoire globale des socialismes XIXe-XXe siècle, PUF, 2021, 30 €.