Bergson et Nietzsche en étaient totalement fans. Ses contemporains n’ont pas apprécié qu’il postule que la religion était une invention humaine même s’ils ne pipaient mot à ses écrits en latin. Et sa propre communauté juive d’Amsterdam l’a purement et simplement excommunié. Baruch Spinoza, donc, mort à 44 ans, en 1677, est l’auteur de moins de dix ouvrages et d’un propos qui fait drôlement écho à notre XXIe siècle. Spinoza, enfin, apôtre civil de la joie, vu par Frédéric Lenoir.
Qu’est-ce que la joie pour Spinoza ?
Spinoza distingue la joie active de la joie passive. Il nous dit que la joie passive est liée à une idée inadéquate. Par exemple, j’ai un coup de foudre, c’est une joie immense mais je ne connais pas vraiment la personne, je m’illusionne sur elle et un jour, cette joie va se transformer en tristesse parce qu’elle était liée à une connaissance erronée de la personne. A contrario, la joie active est liée à une idée adéquate, à une vraie connaissance. C’est elle qui est durable, que rien ne peut effacer. La recherche de Spinoza, c’est comment développer le plus possible de joie active. Pour lui, chaque fois que nous persévérons dans un effort pour grandir dans notre être, nous sommes dans la joie. Et à l’inverse, dans la tristesse.
Comment développer cette joie ?
Cela revient à rectifier des idées pour aller vers des affects de joie. C’est un travail sur soi, d’introspection et de mise en ordre de ses affects. L’idée, c’est que nous sommes complètement mus par nos affects, nos désirs et qu’il faut arriver à lier ces affects à des idées justes, adéquates.
Peut-on être dans une joie permanente ?
Il faut comprendre que pour Spinoza, la joie n’est pas une émotion mais un sentiment. Il est permanent à partir du moment où nous avons une claire compréhension de nous-même, du monde, de ce qui nous entoure. Cette joie-là ce n’est pas l’exaltation, ni l’euphorie générée par un match de foot gagné. C’est un sentiment qui se prolonge. Comme une émotion amoureuse est une joie de quelques minutes ; un sentiment amoureux peut durer toute une vie. Toute la philosophie de Spinoza conduit à la béatitude.
À la manière des sagesses orientales ?
Dans le bouddhisme quand on se libère des contraintes liées à notre mental et à notre ego, on peut atteindre un état d’éveil qui nous met dans une joie permanente. Dans l’hindouisme, on nous parle aussi de cet état de béatitude intérieure liée à l’abandon des illusions. Il y a des passerelles entre les sagesses orientales et la philosophie de Spinoza même s’il ne les connaissait pas. Mais cela ne passe pas par les mêmes biais car, pour Spinoza, il n’est pas question de mysticisme, il y a tout un travail rationnel fort. Spinoza est un rationaliste. Mais si l’on prend la phrase de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde », elle est totalement spinoziste !
La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection
La joie ne peut-elle pas être d’inspiration divine ?
Dieu pour Spinoza, c’est la totalité du réel. Il est partout. À la fois visible et invisible. Dieu pour lui est matière et esprit et nous participons tous du divin. Il dit que plus on a l’intuition de Dieu, plus notre nature singulière rejoint la nature divine.
Rationnel, il l’était aussi dans son mode de vie ?
Spinoza travaillait de ses mains. Il vivait très modestement, dans une sobriété heureuse. Plusieurs fois on lui a proposé des rentes importantes – dont une chaire à l’université de Heidelberg – qui lui auraient permis de se consacrer à la philosophie, il a toujours refusé pour demeurer indépendant. Il polissait des verres d’optique et en son temps, il était plus connu dans toute l’Europe pour ce travail que pour sa pensée. Beau symbole : polir la raison pour que l’on pense mieux ; pour permettre aux yeux de l’esprit d’être plus lucides.
Il est question de l’esprit mais le corps dans tout ça ?
Il abolit toutes les dualités. Corps et esprit sont intimement liés, ils ne font qu’un. Pour peu que l’on ôte les obstacles, toutes ces peurs qui bouchent la source de la joie. Notre corps influence considérablement notre manière de penser. Et réciproquement. On sait qu’une pensée peut nous faire guérir. C’est une même réalité à deux faces différentes, une face matérielle et une face spirituelle.En quoi sa pensée est-elle moderne ? Il a proposé une éthique non pas fondée sur le devoir mais sur la joie. Il a revalorisé le désir. Il nous dit que le désir, c’est l’essence de l’être humain, que l’on fait tout par désir que l’on doit orienter vers des choses ou des personnes qui nous font du bien.
Et Spinoza dans le monde d’aujourd’hui ?
Dans le fond, le monde n’a pas énormément changé depuis le XVIIe siècle. Quand il nous dit que les hommes sont gouvernés par leurs affects et qu’ils ne sont pas libres… Spinoza, c’est le pionnier des démocraties. Un siècle avant les Lumières, il prône déjà la séparation de l’Église et de l’État ; l’Etat de droit qui garantit la liberté de conscience des citoyens… Il a tout inventé ! Et en même temps, il nous dit dans L’Éthique que cela ne sert à rien d’avoir des démocraties si les hommes sont esclaves de leurs affects et qu’ils vont voter avec leur colère, leurs peurs. Parce qu’on peut élire des démagogues ou des dictateurs. Hitler a été élu démocratiquement à cause du ressentiment du peuple allemand, comme Trump aux États-Unis à cause de l’ignorance. Il ne s’est pas trompé sur la nature humaine. Spinoza regretterait sans doute que la philosophie et la connaissance n’aient pas assez pénétré nos consciences alors que l’on a tant évolué sur le plan des idées politiques.
Sophie Leclanchésophie.leclanche@centrefrance.com
Frédéric Lenoir est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont Le Miracle Spinoza (2017) et La puissance de la joie (2015). Il vient de publier un conte initiatique, Juste après la fin du monde, paru chez Nil Editions.