Et si le rire descendait du singe ? Selon les primatologues, ce cousin d’une lointaine branche de l’humanité aurait la banane sous les chatouilles ou dans un contexte de jeu. Mais la famille des cousins s’est depuis longtemps dispersée : l’un vit dans les arbres, le second les abat...Et, s’agisant du rire, les sociétés humaines lui donnent toute leur complexité. Celui-ci en épouse avec éclats les époques. La démocratie, tout particulièrement, lui sied.« Le rire, appuie Alain Vaillant, professeur de littérature française à l’université de Paris Nanterre, se nourrit de la liberté d’expression et, en la matière, la démocratie reste encore ce qu’on fait de mieux. Il protège, en retour, cette liberté et la liberté en général des abus de pouvoir. Dans les années 1960, Hara-Kiri a ainsi bousculé la France corsetée du général de Gaulle. Aux Etats-Unis, où la liberté d’expression est bénie par le Premier amendement, le rire est plus porteur de connivence sociale. »
DominationLe rire serait donc un bon indicateur de la santé d’une démocratie ? « Un indicateur encore une fois ambigu, nuance l’universitaire. Lors de l’affaire Dreyfus, le rire et la satire sont principalement le fait des antidreyfusards. Le rire n’a pas d’idéologie et n’est pas forcément contestataire. Il est aussi du côté du pouvoir et de l’autorité. Il se moque alors de ceux qui les contestent. L’écologie politique est ainsi longtemps passée pour un phénomène de doux rêveurs. »Avec la connivence pour moteur, le rire entretient les mécanismes sociaux de domination ou de distinction : « Le rire marque depuis l’intérieur les frontières d’un groupe. Au XIXe siècle, par exemple, neuf blagues sur dix avaient pour cible les femmes. Par ailleurs, le rire populaire a longtemps été associé à la comédie, au visuel et à la fiction, au cinéma singulièrement, par opposition à l’humour qui, destiné à un public lettré, renvoie davantage au discours, à la non-fiction. Le développement des médias et le succès des standards américains en ont fait un divertissement indistinct de masse. Car le rire sait se faire marchand. La publicité en abuse : dépenser son argent génère du stress, culpabilise ; rire fait chuter la tension. Le rire est l’industrie culturelle mondiale de loin la plus importante. En France, le cinéma comique domine, aux États-Unis, il talonne les films d’action. »
Des croyances dans le surnaturel qui n'ont rien de fantomatique
« Les médias, poursuit Alain Vaillant, agissent, dans leur rapport au monde, comme un écran à la fois révélateur et protecteur. Ce monde mis à distance et donné en spectacle, c’est aussi celui du rire ! De ce point de vue, internet et les réseaux sociaux ne font qu’approfondir des pistes de rire ouvertes par les journaux de masse, dès le XIXe siècle, puis par la radio et la télévision. »
Confinement« Les réseaux sociaux, pointe l’universitaire, bouleversent bien en revanche l’interaction entre producteur et récepteur. Là, on entre dans le cadre de blagues entre amis qui, partagées à grande échelle, donnent au rire un caractère semi-privé. Ces communautés, finalement assez plastiques, constituent des zones grises où l’entre-soi n’encourage pas l’autocensure... »
Le rire, psychologiquement, a aussi une dimension bienfaisante : « Kant dit qu’il procède de l’anéantissement brutal d’une tension. On l’a vu avec le confinement. Lorsque celui-ci, au printemps dernier, passait pour une parenthèse, les gens s’en moquaient sur les réseaux sociaux. Depuis, faute d’en entre-apercevoir la fin, on en rit moins. Mais le rire reviendra comme il revient après les guerres à l’exemple des Années folles. »« Mais, conclut Alain Vaillant, le rire est avant tout une jouissance profonde. Il y a un vrai bonheur, d’imagination et de pure émotion, dans cette mise à distance amusée du réel. C’est même devenu un geste soignant avec le yoga du rire... »
Jérôme Pilleyre
Lire. Sous la direction de Matthieu Letourneux et Alain Vaillant, L’Empire du rire, XIXe-XXIe, CNRS Editions, février 2021, 32 euros.