Installée sur une chaise du centre d’hébergement et de réinsertion sociale le Prado, à Nevers, Isabelle se remémore avec pudeur le parcours rocailleux qui l’a amenée là. Née dans la Nièvre, elle suit ses parents métayers au fil des postes qu’ils prennent. Puis elle revient dans la Nièvre, se marie, a deux enfants. Elle travaille alors comme auxiliaire de vie dans un petit village. Sans permis, elle fait parfois jusqu’à 17 km à pied. Mais au bout de 19 ans de mariage, son couple éclate, pour des raisons qu’elle préfère garder pour elle.
Elle revient à Nevers avec le besoin de changer d’air. Ses enfants, adolescents, restent chez leur père. Du jour au lendemain, elle se retrouve sans ressources, puisque sans permis, elle ne peut plus aller au travail. Sa famille vit dans l’Isère, mais elle ne veut pas les embêter.
J’ai demandé à participer : préparer les petits-déjeuners laver en cuisine ou aider au vestiaire. J’aidais aussi des gens à apprendre à lire ou écrire. C’était une manière de rendre ce qu’on m’offrait.
C’est ainsi qu’elle arrive au Prado, qu’elle perçoit dès le début comme un moyen de rebondir, le temps de se retrouver, de s’organiser. Pas question de se laisser aller à la déprime. On l’installe dans une chambre de deux à trois personnes. Elle développe une nouvelle routine : se lever, prendre sa douche, petit-déjeuner avec les autres… Puis elle part toute la journée à la recherche d’un travail, d’un appartement, court après les papiers administratifs. « Je bougeais beaucoup. Je suis très dure. Je n’ai jamais abandonné, je gardais la pêche. Je n’ai pas trouvé cette période si difficile au fond. »
Entre deux CV déposés, elle trouve même le temps de venir en aide aux autres. « J’ai sympathisé avec les bénévoles du Prado qui faisaient un travail remarquable et avaient toujours quelque chose à m’apprendre. J’ai demandé à participer : préparer les petits-déjeuners laver en cuisine ou aider au vestiaire. J’aidais aussi des gens à apprendre à lire ou écrire. C’était une manière de rendre ce qu’on m’offrait. »
Elle sympathise aussi avec ses voisins de chambre. « Des jeunes qui auraient pu être mes enfants. Certains sont partis. Ils sont décédés, je veux dire. À cause de l’alcool ou de la drogue. Je me souviens d’une jeune fille, qui devait avoir 18 ans mais qui en avait 12 dans sa tête. Elle est tombée enceinte. Il était trop tard pour qu’elle avorte. Elle m’a adoptée comme sa maman. La sienne lui avait dit de se débrouiller. Qu’elle "s’était bien débrouillée pour se faire engrosser". Lorsqu’elle a accouché, son enfant lui a été retiré. J’ai appris par la suite qu’elle en avait eu un autre, qui lui a aussi été retiré. Elle a tout essayé pour les revoir, mais ça lui a été refusé. J’ai appris par son compagnon, peu de temps après, qu’elle avait sauté du 5e étage. J’avais la rage contre les assistantes sociales. Elle n’était pas capable de s’en occuper, c’était comme des baigneurs pour elle. Mais elle ne buvait pas, ne se droguait pas, ne les maltraitait pas. Elle demandait juste à les voir. Ça fait mal. Elle allait avoir 21 ans. Je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus. J’espère qu’aujourd’hui, le système a un peu changé. »
Un travail, un appartement, la libertéAu bout de six mois de recherches, Isabelle finit par trouver du travail comme Atsem dans une halte-garderie, puis une crèche. « Cela m’a permis de trouver un appartement. J’ai pu retrouver goût à la liberté, me permettre de sortir, de recevoir mes enfants ».
Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de diplôme qu’on n’est pas capable. J’ai des mains. Si on me montre, j’apprends très vite.
Pendant un an, elle enchaîne les CDD jusqu’à tomber sur une annonce : « Charcutier-traiteur recherche du personnel ». « Je n’y connaissais rien. Mais ce n’est pas parce qu’on n’a pas de diplôme qu’on n’est pas capable. J’ai des mains. Si on me montre, j’apprends très vite ». Le métier lui plaît, le contact avec les clients aussi. Elle l’exerce pendant huit ans. Jusqu’à trouver un nouveau caillou sur sa route. L’affaire change de propriétaire, périclite. Et Isabelle se retrouve licenciée.
Qu’à cela ne tienne, la quadragénaire compte rebondir une nouvelle fois. Elle profite de son chômage pour se former comme auxiliaire de vie, sa vocation première. « J’aime les personnes âgées, le lien qui s’établit entre nous. J’avais pratiqué, mais je ne savais pas me servir d’un lève-personne, manier les appareils pour les personnes handicapées, faire une toilette, reconnaître leurs maladies. »
Elle trouve facilement du travail chez des particuliers, à son compte, grâce aux chèques emploi service. « Je suis restée chez un couple, dont la dame était en fauteuil. Je la lavais, je faisais son ménage, sa cuisine. C’est devenu un travail à temps complet pendant cinq ans. Puis elle est décédée. Je me suis occupée d’elle jusqu’à sa toilette mortuaire. Je lui avais promis », sourit tristement Isabelle.
Elle reprend son activité, multipliant les contrats. Jusqu’au jour où elle passe dire bonjour à l’équipe du Prado. « La fille de la cuisine était tombée malade. Ils cherchaient quelqu’un. J’avais travaillé en cuisine dans une maison de retraite, de l’expérience dans le ménage. Le lendemain, je prenais mon poste : un CDD, à temps complet. »
Ce qui m’a poussée à revenir, c’est l’ambiance. C’était aussi une façon de remercier de ce qu’on avait pu faire pour moi. La boucle est bouclée.
C’était en 2017. Aujourd’hui, Isabelle, âgée de 56 ans, est remariée, devenue grand-mère, mais occupe toujours cet emploi dans ce lieu qui l’a aidée à rebondir, il y a 19 ans. « Je commence à 8 h. Je nettoie la cuisine, le temps que les résidents prennent leur petit-déjeuner à l’accueil. Je m’occupe alors du ménage : 9 grandes chambres, les couloirs, 3 grandes salles de bains et 5 toilettes. À 11 h, le camion vient livrer les repas. Je prépare la mise en chauffe, je présente les entrées, je fais le service du plat principal… Vers 12?h?30, pendant que les résidents finissent de manger, je nettoie l’accueil de jour, les bureaux, le vestiaire, les vitres. Pendant ce temps, des résidents m’aident à faire la plonge. Je les rejoins quand j’ai terminé, et la journée se finit vers 15 h. »
« Ce qui m’a poussée à revenir, c’est l’ambiance. C’était aussi une façon de remercier de ce qu’on avait pu faire pour moi. La boucle est bouclée. J’aime échanger avec les résidents. Ils me parlent de leurs petits secrets, me disent que je suis leur seconde maman. Quand ils finissent par trouver un logement, ils me demandent des recettes. Il y a des belles histoires. Une résidente d’une soixantaine d’années qui est là depuis un an et demi et qui m’aide à la cuisine. Elle va avoir un appartement. Ça fait plaisir. »
La vie, c’est pas tout rose. Je leur dis de se battre, de pas se laisser aller. Celui qui a deux mains et qui sait s’affirmer peut faire beaucoup de choses.
Elle voit aussi des gens qu’elle a connus à l’époque, et qui sont toujours au Prado, « Ils peinent ». Il y a aussi beaucoup de jeunes. « Ils n’ont pas l’âge d’avoir le RSA. Ils ont été délaissés par leurs parents, mais ne se rendent pas compte que dehors, la vie, c’est pas tout rose. Je leur dis de se battre, de pas se laisser aller. Celui qui a deux mains et qui sait s’affirmer peut faire beaucoup de choses. Surtout ici : il y a un éducateur pour les aider, le matériel nécessaire pour chercher du travail, faire ses démarches. Il y en a pas mal, heureusement qui s’en sont sortis. Ils passent faire un coucou, donner des nouvelles. C’est ce qui me fait le plus plaisir. »
Marlène Martin
