Edito. Retrouvez la tribune hebdomadaire de Sophie de Menthon.
Ce n'est pas de l'évasion spectaculaire d'un truand par hélicoptère au milieu de la cour d'une prison dont il s'agit... mais d’évasion tout court.
L'enfermement est une peur ancestrale, le sentiment d'un danger inhérent à la condition humaine. Inconsciemment chacun cherche toujours à savoir comment s'échapper de quelque part, d’un théâtre, d’un grand magasin, ou d’une foule. Mais l’évasion est devenue un mode de vie, une fuite générale qui atteint tout le monde, partout et dans tous les domaines.
Est-ce la mobilité, conséquence de la mondialisation ?
Nous nous évadons sans cesse et de tout ; la stabilité fait figure de manque d'initiative, d'ennui, de lassitude. Les valeurs qui en découlent finissent par apparaître comme bourgeoises donc critiquables. Être fidèle à une société c'est manquer d’ambition et d'esprit d'entreprise ; le CV qui valorisait l'engagement dans une "carrière" au sein d'un groupe devient synonyme d'un manque d'expérience et d'audace.Il est courant d'entendre un salarié expliquer à son employeur qu'il va quitter la boîte parce qu'il en a "fait le tour". Ni attachement, ni nostalgie, ni préoccupation sur ce que ce son départ peut provoquer...
On s'évade aussi bien de son milieu social que de son implantation géographique ; il faut partir pour connaître, faire ses études "ailleurs", s'installer à l'étranger... Pas pour longtemps, juste le temps de chercher plus exotique. Une fuite consciente et recherchée, une fuite aussi devant ses propres responsabilités qui ne sont plus individuelles mais supposées collectives.
L'évasion fiscale en est une conséquence logique ; pourquoi ne pas prendre ce qui est plus intéressant financièrement quelque part dans le monde ? Et si la fraude est répréhensible et punie pour les particuliers, elle est quasi admise lorsque qu'il s'agit de mécanismes de paradis fiscaux utilisés par les multinationales dans le no man's land de la domiciliation des entreprises.
On s'évade aussi en s'exilant, en se délocalisant, en partant pour sa retraite au Portugal ou en Tunisie pour les moins aisés, à l'Île Maurice, en Suisse ou en Grande-Bretagne pour les plus riches. Et puis on s'évade bien sûr devant le danger des pays en guerre, phénomène nouveau. On préfère s'évader plutôt que de se battre ?
On s'évade intellectuellement de tout. Les enfants sont les premiers adeptes et victimes de cette fuite en avant ou de ces errances cérébrales, en classe comment retenir leur attention, ils zappent d’activités en « applis », en ne s’intéressant qu’à l’ailleurs.
Premières conséquences d’un nouveau monde virtuel et déjà robotisé. On s'évade des autres, même de ceux qui nous font face en leur préférant l'écran de son portable pour communiquer avec ceux qui ne sont pas là ; ne plus vivre l'instant privilégier les absents plutôt que ceux qui sont physiquement présents. Peu à peu nous diluons et nous réduisons nos ancrages, nos racines, notre culture. Je fuis donc je suis !
S'évader dans la lecture d'un bon livre est un vestige du siècle dernier qui peut encore se concevoir, non sans mais la mort programmée du livre objet remplacé par un ebook pour les moins de 30 ans…. qui lisent.
On s'évade même des écrans de cinéma ou de télévision, finie l'unité de temps du film de 20h30. Le podcast est une évasion des programmes : quand je veux, où je veux. Et que dire des évasions en 3D avec des lunettes spécifiques qui nous promènent dans une troisième dimension irréelle.
La rue n'est plus un terrain d'observation, ni de promenade ou de rencontre, on y croise, au risque d'accidents de piétons, des zombies hallucinés qui parlent seuls dans un petit boitier, les yeux rivés sur un minuscule écran pour, en même temps, tapoter frénétiquement des messages inutiles.
Se fuir soi-même et n'être jamais seul, pallier sa solitude par des réseaux sociaux, des "amis" en nombre que l'on ne connaît pas pour autant ; s'évader de sa vie pour s'en fabriquer une autre, virtuelle. Être "populaire" sans contact avec le peuple mais en comptant soigneusement ceux qui vous « like » sans vous aimer. On va jusqu'à désirer et rechercher l'amour sous une autre forme, en fuyant le hasard des rencontres pour chercher celui des écrans. L'apogée de ce narcissisme égotiste est le "selfie" : quel meilleur metteur en scène de soi-même que soi-même? pour montrer aux autres que l’on ne connaît pas, que l’on était ailleurs, là bas...
La grande évasion, mais pour aller où ? En arpentant un monde vide de sens bien résumé par cette publicité planétaire, incarnée par un George Clooney qui en regardant sa tasse de café d'un air pénétré lance : "What else ?"
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