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"Les Français croient encore que 2 + 2 = 6" : le regard cash d’un journaliste suisse sur la France

Richard Werly est un observateur avisé de la scène politique française. Il y a deux ans, ce journaliste franco-suisse expérimenté a rejoint le journal Blick en tant que correspondant à Paris. Auparavant, il a été le correspondant historique du quotidien Le Temps à Paris et a écrit plusieurs ouvrages sur la politique française, dont le récent Le Bal des illusions (Grasset), coécrit avec François d’Alançon. Pour L’Express, l’auteur de La Républick - "la newsletter qui bouscule la France"- revient sur la chute du gouvernement Barnier et analyse cette semaine tumultueuse qui a secoué nos institutions.

Le journaliste partage par ailleurs le regard de nos voisins suisses sur ce qui ne tourne pas rond dans notre pays, du point de vue politique et… économique. Avec quelques enseignements à tirer de la manière dont les responsables politiques suisses arrivent à travailler ensemble dans l’intérêt du pays, malgré leurs divergences. Et comment le sérieux budgétaire prime sur le reste. "A quel moment les Français comprendront-ils que l’urgence économique s’impose à la réalité politique ? Comment la France peut-elle persister à croire que "deux et deux font six" ?", questionne Richard Werly. Selon lui, la politique du "quoi qu’il en coûte" a profondément ancré l’idée que "l’argent public était magique".

Soulignant le manque de courage d’une partie de la classe politique française, obsédée par la présidentielle et incapable à ce jour, de travailler ensemble dans l’intérêt du pays, le journaliste croit les Français plus "matures" que leurs représentants. "Ils souhaitent être reconnus dans leur diversité politique, mais ils ne sont pas aussi révolutionnaires qu’on le dit. Ils ne veulent pas le chaos", affirme-t-il. Une illustration parmi d’autres, selon lui, que "le modèle politique français ne correspond plus aujourd’hui à la réalité de l’électorat". A méditer pour nos dirigeants français…

L’Express : Quel regard la Suisse porte-t-elle sur la crise politique actuelle en France, notamment sur la chute du gouvernement Barnier ?

Richard Werly : D’abord, je le précise toujours par principe, mais c’est important de le souligner : quand je parle de "la Suisse", en réalité, je fais principalement référence à la Suisse francophone. C’est cette partie de la Suisse qui observe la France de très près et qui connaît bien son paysage politique ainsi que ses habitudes. Eh bien, malgré cette familiarité avec la France, la Suisse francophone est tout de même dans un état de stupéfaction. Pour trois raisons principales. La première tient à la perception que l’on a ici d’Emmanuel Macron. Vu depuis la Suisse, et notamment par les décideurs, il reste perçu comme un président moderne, désireux de transformer la France, et qui a obtenu de bons résultats économiques. On ne comprend toujours pas pourquoi les Français se sont mis à tellement le détester. Pour beaucoup ici, il incarne l’archétype du président français efficace, intelligent et tourné vers l’avenir. Les Suisses ressentent donc une certaine désolation : comment expliquer que les Français, disposant d’un "super cavalier", semblent vouloir l’envoyer paître.

La deuxième source de d’incompréhension, plus attendue, est l’incapacité de la France à fonctionner autrement que comme un pays présidentiel dirigé par un chef tout-puissant. Beaucoup espéraient que la situation actuelle, avec une Assemblée nationale sans majorité claire, pousserait le pays à bâtir des coalitions, comme cela se fait ailleurs. Mais on constate que les Français n’y arrivent pas et on voit que le personnel politique français, au fond, n’en a pas envie, même si je mets du conditionnel sur ce point, car ce que je vous dis là pourrait être démenti par ce qui se passera dans les prochaines semaines. Michel Barnier, qui est apprécié en Suisse pour son côté savoyard et sa connaissance du pays, en est un bon exemple : même lui n’a pas réussi à surmonter ce manque d’envie de coalition et de compromis. Cela laisse perplexe.

La difficulté aujourd’hui du modèle politique français, c’est qu’il ne correspond plus à la réalité de l’électorat

Enfin, le troisième motif de stupéfaction est sans doute le plus suisse : les Français semblent oublier qu’ils sont en quasi-faillite. À quel moment comprendront-ils que l’urgence économique s’impose à la réalité politique ? Vu de Suisse, qui a une dette publique représentant environ 40 % du PIB, il est incompréhensible de voir qu’en France, avec une dette de 112 % du PIB, une majorité de partis politiques continuent à réclamer davantage de dépenses. Comment la France peut-elle persister à croire que "deux et deux font six" ? Cela nous surprendra toujours.

Dans ce contexte, le Rassemblement National (RN) et d’autres partis ont pointé du doigt la responsabilité d’Emmanuel Macron, notamment sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale en juin dernier. Certains vont jusqu’à réclamer sa démission…

Pour nous, Suisses, la dissolution n’est pas perçue comme un péché démocratique. Tout ce qui permet de redonner la parole au peuple est considéré comme une démarche positive. Dissoudre l’Assemblée, même si le calendrier peut être contesté, reste une décision démocratique. Quant à la demande de démission d’Emmanuel Macron, cela renvoie à ce que je vous disais, à savoir l’incapacité structurelle de la France à se libérer de sa dépendance à un chef unique, le président.

Cette obsession de la démission de Macron est symptomatique de ce présidentialisme extrême et d’un système politique où les partis ne conçoivent pas d’avenir tant qu’ils n’ont pas sélectionné leur candidat pour la présidentielle. Alors que la priorité devrait être la gestion du pays !

Votre argument risque de donner du grain à moudre à ceux qui pensent qu’il faut changer de République…

Je pense que le système français actuel, qu’il s’agisse du modèle économique ou politique, est de moins en moins adapté à la situation de la France d’aujourd’hui. Pourquoi ? Tout d’abord, sur le plan économique, la France traverse de grandes difficultés. Elle n’a plus les moyens de son modèle d’Etat-providence. Deuxièmement, elle n’a peut-être plus les moyens son modèle politique. Pour qu’un système présidentiel fonctionne, il faut qu’il y ait une capacité d’entraînement fort du président combinée à une acceptation par le corps politique de l’autorité du président une fois élu. Or, ce n’est plus le cas.

Depuis l’élection présidentielle de 2022, il est devenu évident que cette habitude des Français de conférer au président une majorité parlementaire lors des législatives qui suivent n’est plus d’actualité. La difficulté aujourd’hui du modèle politique français, c’est qu’il ne correspond plus à la réalité de l’électorat. Les électeurs sont dans une forme d’incohérence : ils tiennent à l’élection d’un président au suffrage universel direct, un point très important en France, mais ils ne sont plus prêts à lui accorder la carte blanche qu’ils donnaient auparavant. Et donc le système dysfonctionne.

Quels enseignements la France pourrait-elle tirer du modèle suisse en termes de compromis et de coalition ? Le Conseil fédéral suisse (l’organe exécutif) est composé de ministres de droite et de gauche…

Tout d’abord, la Suisse est un petit pays, organisé de manière fédérale. C’est un pays où le pouvoir ne descend pas uniquement d’en haut, notamment grâce à la démocratie directe. Il est donc très difficile de comparer la Suisse à la France. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’on pourrait simplement importer des leçons, mais je crois qu’il existe néanmoins quatre éléments qui pourraient faire l’objet d’une réflexion en France voire d’initiatives.

Premier élément : le référendum. Je pense depuis le début qu’Emmanuel Macron aurait dû en organiser un sur la réforme des retraites. Aujourd’hui, dans une société façonnée par les réseaux sociaux où chacun consulte et commente tout, le référendum sur des grandes questions de société est quelque chose que les gens attendent. Et une arme qu’il faut savoir utiliser. Il s’agit d’un outil de légitimité, même en cas de défaite. Si Emmanuel Macron avait perdu un référendum sur la réforme des retraites, le choc aurait sans doute été important, peut-être même économique, mais personne n’aurait pu lui reprocher de ne pas avoir consulté les Français. D’autant que le peuple français, comme le peuple suisse, est suffisamment intelligent pour comprendre et s’exprimer sur des sujets comme cela dès lors que les enjeux sont bien expliqués. D’ailleurs, Emmanuel Macron avait évoqué à plusieurs reprises la possibilité d’un référendum, mais, comme sur bien d’autres sujets, il n’a jamais mis des actes en face de paroles. Cela montre bien que le référendum demeure un outil de légitimité politique essentiel, surtout dans une période où la démocratie représentative rencontre des difficultés. Et en la matière, la Suisse possède une expertise indéniable.

Deuxième élément : prendre en compte les résultats des élections et en tirer les conséquences. Ce n’est pas propre à la Suisse, cela est vrai pour tout régime parlementaire. En juillet dernier, Emmanuel Macron aurait dû se tourner d’abord vers le Nouveau Front populaire. Cela ne signifie pas que cette coalition aurait réussi à former un gouvernement, mais le président aurait dû lui donner une chance. Tout cela implique aussi de parler à toutes les composantes de la vie politique. En cela, je pense que le front républicain anti-Rassemblement national, alors qu’il est le premier parti du pays, pose question aujourd’hui sur le plan démocratique. Peut-être faudrait-il en France qu’on apprenne à ouvrir les portes dans un certain nombre de conditions au RN. En Suisse, le gouvernement fonctionne sur un principe de concordance, ce qui est spécifique, mais l’idée d’impliquer toutes les composantes politiques dans un dialogue est intéressante.

Les Français ne prennent pas pleinement conscience que s’ils paient autant d’impôts, c’est parce que l’Etat dépense trop

Troisième élément : la décentralisation. Je ne dis pas que la France doit devenir un pays fédéral comme la Suisse, mais il est évident que beaucoup de problèmes se règlent mieux aujourd’hui au niveau régional qu’au niveau national, parce qu’il y a moins de tensions politiques, moins de pression et qu’il est davantage possible de constituer des coalitions au niveau local.

Enfin, dernier point, et là, la France peut prendre exemple sur la Suisse : la discipline budgétaire. Il faudra quand même qu’à un moment donné, l’arithmétique budgétaire reprenne pied en France : deux et deux font quatre, et non six ! La France ne s’en sortira pas, notamment dans ses rapports avec l’Allemagne qui sont déterminants sur le plan politique si elle continue de dépenser trop. Peut-être faudrait-il nommer un ministre des Finances suisse (Rires).

Si, comme vous le dites, les Français sont un peuple intelligent, comment expliquer que la France n’arrive pas à mener à bien les réformes nécessaires ? Autrement dit, est-ce parce que les Français ne sont pas prêts à les accepter, ou parce que ce sont les responsables politiques qui ne sont pas prêts à assumer ce type de discours face à eux ?

Je pense que ce sont les responsables politiques qui restent constamment dans une logique de campagne électorale, et en particulier dans une logique de campagne présidentielle. Même si certains politiques font parfois preuve de courage. Prenons l’exemple de François Bayrou, dont on parle beaucoup en ce moment : sur la question de la dette publique, il s’est toujours montré déterminé.

La classe politique française n’est pas, selon moi, une classe politique irréaliste ou dingue. Je pense simplement que la force motrice du présidentialisme, en ce qu’elle implique de toujours regarder du côté de la conquête du pouvoir suprême, tronque le débat. Puisque tout le monde se projette déjà vers 2027, un candidat à l’élection présidentielle doit, en quelque sorte, promettre l’impossible. Quant aux Français eux-mêmes, permettez-moi de partager mon expérience personnelle en tant que reporter. Lorsque je me déplace en France et que j’expose ce que je viens de vous dire – par exemple, que deux et deux font quatre et non six, ou que les retraites ne pourront pas être financées indéfiniment dans leur forme actuelle – je n’observe généralement pas de contestation. Vu depuis la Suisse, reste toutefois un "péché" français.

Lequel ?

En France, on a tendance à croire en une sorte "d’argent magique", en particulier lorsqu’il s’agit d’argent public. Beaucoup pensent que l’argent public tombe des arbres ou du ciel. Les Français ne perçoivent pas l’argent public comme étant leur argent, mais comme quelque chose qui leur est donné. Les Français n’établissent pas un lien direct – sans doute pour des raisons psychologiques ou culturelles – entre les impôts qu’ils paient et la dette publique. Ils savent qu’ils paient trop d’impôts et s’en plaignent régulièrement. Cependant, ils ne prennent pas pleinement conscience que s’ils paient autant d’impôts, c’est parce que l’Etat dépense trop.

Pour les Suisses, cette vision des choses est incompréhensible. En Suisse, chaque citoyen considère que l’argent public est un peu son propre argent. Prenons un exemple concret : en ce moment, la ministre des Finances Karin Keller-Sutter, une femme de droite, est en train d’obliger le gouvernement fédéral à changer d’avion, car le jet utilisé par le Conseil fédéral coûte trop cher. On parle pourtant ici d’une somme relativement dérisoire, de l’ordre de 100 000 à 200 000 euros. Pourquoi agit-elle ainsi ? Probablement en partie par démagogie, mais aussi parce que chaque Suisse considère qu’un franc dépensé par l’Etat est un franc qui lui appartient en quelque sorte. En Suisse, on s’attend à ce que l’Etat rende des comptes financiers à ses administrés. En France, on ne voit pas les choses de cette manière et malheureusement, à mon avis, c’est une illusion très dangereuse.

Revenons à la situation politique. Comment Marine Le Pen est-elle perçue en Suisse ?

Marine Le Pen est connue dans la partie francophone de la Suisse, mais reste peu connue à l’échelle nationale. Elle est perçue comme une figure de la droite nationale populiste et nous en Suisse, on connaît, puisqu’on les a au gouvernement. L’Union Démocratique du Centre (UDC) est au gouvernement depuis trente ans et elle cohabite d’ailleurs avec les socialistes, puisque notre Conseil fédéral est composé des principaux partis représentés au Parlement.

Au regard des critères suisses, le discours de Marine Le Pen n’a donc rien d’extrémiste. Cependant, elle est généralement vue comme globalement incompétente sur le plan économique, incapable de diriger efficacement la France dans ce domaine. C’est là une grande différence avec la droite populiste suisse. Notre droite "dure" est avant tout une droite des affaires, que l’on pourrait qualifier de trumpiste. Christoph Blocher, le leader historique de l’UDC, est un milliardaire, à l’image de Donald Trump. En Suisse, on associe donc la droite dure au libéralisme et à l’argent. Par conséquent, l’idée d’une droite dure française, socialiste si je puis dire, ou étatiste, est quelque chose que les Suisses ont beaucoup de mal à comprendre.

Le RN et le NFP ont mêlé leurs voix pour faire tomber le gouvernement Barnier. Emmanuel Macron a dénoncé un "front anti-républicain"…

Vu de Suisse, cette alliance de circonstance ne choque pas particulièrement. Ils ont uni leurs voix avec un objectif commun : faire tomber Barnier. C’est de la politique. Certes, la politique suisse est beaucoup moins violente, car notre système repose sur la concordance, mais cela ne veut pas dire que les coups de poignard n’existent pas. Que des partis s’unissent pour faire tomber un gouvernement, cela ne surprend pas vraiment vu de Suisse.

Le Premier secrétaire du PS Olivier Faure s’est dit prêt à discuter avec les macronistes et la droite sur la base "de concessions réciproques" en vue de la formation d’un nouveau gouvernement qui aurait un "contrat à durée déterminée". Les socialistes s’alliant à la droite, cela vous semble-t-il réalisable ?

Sur la base de l’exemple suisse, c’est possible. Mais cela suppose deux conditions. La première, c’est que la droite accepte de jouer le jeu. Ensuite, et c’est un point crucial, lorsque les socialistes s’allient à la droite, ils doivent s’appuyer sur des syndicats forts qui les soutiennent parce que c’est la base qui va leur permettre d’obtenir des résultats. Des socialistes qui seraient coupés du peuple de gauche se retrouveraient dans une position très fragile pour gouverner avec la droite. A l’inverse, les socialistes qui conservent des liens solides avec le peuple de gauche, notamment à travers les syndicats et les organisations de la société civile, sont en mesure d’être aux responsabilités avec la droite.

Vous estimez que "la France politique ne comprend plus le pays réel". Qu’entendez-vous par là ?

Ce n’est qu’une opinion personnelle mais les Français me semblent plus matures que leurs responsables politiques. Ils souhaitent être reconnus dans leur diversité politique mais ils sont moins révolutionnaires qu’on ne le dit et que ne le laissent penser certains votes, notamment le vote pour en faveur de LFI. Ils ne veulent pas le chaos. Je crois aussi – peut-être suis-je trop optimiste ou juste trop Suisse – que les Français sont capables de comprendre les défis économiques et financiers auxquels le pays fait face. Cela dit, je reconnais un paradoxe dans mon propos puisque je soulignais précédemment qu’il existe un véritable problème lié à la gestion de l’argent public. En somme, je pense qu’une partie des comportements actuels des Français a été façonnée par des erreurs politiques récentes et significatives. Je crois que l’erreur politique majeure des gouvernements d’Emmanuel Macron a été le quoi qu’il en coûte. Le quoi qu’il en coûte a ancré l’idée en France que l’argent public était magique. Et cela, c’est au fond la tombe qu’Emmanuel Macron a creusée lui-même. Et depuis, c’est très difficile d’en sortir. Enfin, il me semble que les Français sont capables de faire des coalitions puisqu’ils le font au niveau communal, au niveau régional et départemental. En ce sens, le non-cumul des mandats a eu des effets délétères, car il a déconnecté les responsables politiques de leur ancrage local. Désormais, ces derniers évoluent presque exclusivement dans la sphère et la mécanique présidentielle.

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