Dans la nuit du 26 janvier 2020, Boris M., 37 ans, s’est rendu au domicile de Dominique et Gisèle Pelicot, à Mazan, dans le Vaucluse. Préalablement droguée par son époux, la sexagénaire est alors agressée sexuellement par ce salarié d’une entreprise de transports privés, devant la caméra de Dominique Pelicot. Quatre ans plus tard, devant la cour criminelle départementale d’Avignon, l’homme assure "avoir été victime, comme madame Pelicot, de Dominique Pelicot", a retracé ce mardi 26 novembre l’un des deux avocats généraux, Jean-François Mayet. "En réalité, il s’est contenté de la situation telle que présentée par Dominique Pelicot, et n’a, à aucun moment, sollicité ou obtenu le consentement de Madame Pelicot eu égard à son état", a précisé le magistrat, avant de requérir douze ans de prison contre le trentenaire pour viol aggravé. La même peine de réclusion a ensuite été requise contre Cyril B., 47 ans, chauffeur de poids lourds, qui "avait bien conscience qu’il ne fallait pas réveiller madame Pelicot" alors qu’il la pénétrait, et contre Thierry P., 54 ans, selon qui Dominique Pelicot "serait le seul responsable des faits".
La veille, la peine maximale de vingt ans de réclusion criminelle avait été requise par Jean-François Mayet et sa consoeur Laure Chabaud à l’encontre de Dominique Pelicot, que le ministère public souhaite voir "déclaré coupable de tous les faits qui lui sont reprochés". Une peine d’emprisonnement de 17 ans a également été demandée à l’encontre de Jean-Pierre M., seul accusé à ne pas être poursuivi pour agressions sexuelles à l’encontre de Gisèle Pelicot, mais pour avoir "imité" le procédé de son époux, en droguant sa propre femme avant de la violer "une dizaine de fois" en compagnie de ce dernier.
Sur l’intégralité des réquisitions demandées par le parquet depuis mardi 26 novembre pour les accusés de viol dans le cadre de ce procès, aucune n’est inférieure à dix ans de réclusion criminelle - mais toutes ces décisions ont été prises "dans la nécessaire individualisation de la peine" des 51 accusés, a précisé Jean-François Mayet. Dès le début de sa réquisition, ce dernier a estimé que "l’enjeu de ce procès est de changer fondamentalement les rapports entre les hommes et les femmes". Jacques Dallest, ancien procureur général de la Cour d’appel de Grenoble et avocat général lors de nombreux procès d’assises - dont celui de Nordahl Lelandais, en 2022 -, décrit pour L’Express la manière dont les magistrats décident de ces réquisitions, ainsi que l’éventuel impact médiatique et sociétal de certaines affaires dans le quantum des peines réclamées.
L’Express : Au cours de votre carrière, vous avez siégé dans onze cours d’assises, en tant que procureur de la République ou procureur général. Pouvez-vous décrire sur quoi l’avocat général se base, lors de procès comme celui de Mazan, pour déterminer les réquisitions ?
Jacques Dallest : Cette question est très difficile, puisque les réquisitions dépendent avant tout de la personnalité du magistrat : si vous demandiez à trois avocats généraux d’âges et d’expériences différentes quelle peine ils auraient requis dans telle ou telle affaire, vous auriez trois réponses différentes. Il existe un grand principe, qui est d’ailleurs inscrit dans la loi, selon lequel le ministère public a une liberté de parole lors des audiences : un jeune procureur ne va pas requérir de la même manière qu’un vieil avocat général.
Il est rare de savoir à l’avance ce qui sera requis, à l’exception de certaines évidences, par exemple pour la peine maximale requise contre Dominique Pelicot pour le procès Mazan, aux vues du nombre de témoignages et de preuves récoltées, ou pour des cas comme celui de Michel Fourniret ou Nordahl Lelandais. Pour le reste, l’avocat général se base donc sur sa propre expérience, mais aussi sur ce que dit la loi : il rappelle en général les textes qui s’appliquent en l’espèce, la peine maximale encourue, le contexte dans lequel l’affaire est située.
Ensuite, il n’y a pas de barème de base : la seule limite est celle du quantum maximal prévu par la loi. Pour un crime conjugal par exemple, la peine peut aller théoriquement d’un an de réclusion à la perpétuité. L’avocat général va donc prendre sa réquisition en fonction de la personnalité de l’accusé, de la gravité des faits, de leur persistance dans le temps, du nombre de victimes, des antécédents judiciaires de l’accusé, de son profil psychiatrique, de l’attitude qu’il a eue à l’audience. Sur le même dossier, il peut donc y avoir plusieurs lectures, et c’est d’ailleurs ainsi que les réquisitions peuvent différer en première instance et en appel.
Dans une affaire comme celle de Mazan, la pression médiatique peut-elle impacter les réquisitions ?
Cette affaire a un énorme retentissement médiatique et soulève de grands enjeux sociétaux. Il y a donc, selon moi et de manière assez évidente, une exigence de sévérité plus marquée. Puisqu’on évoque des questions à la fois morales et théoriques sur les notions de consentement et d’intention, qui se jouent parfois hors des preuves matérielles, cela joue sur la teneur du réquisitoire. L’avocat général est finalement obligé de donner son avis, de poser le débat sur ces questions importantes, et il peut donc exister une notion "d’exemple", dans le sens où l’avocat général peut rappeler qu’il est là pour défendre la société, que la sévérité d’une peine peut être utile à ceux qui seraient tentés d’entrer dans les mêmes dérives, dans le but de sanctionner, d’une part, et de dissuader, d’autre part. C’est une manière de clamer publiquement que la loi est aussi un garde-fou, qui protège d’éventuelles nouvelles victimes.
Le poids de l’opinion publique peut-il également avoir un impact dans les décisions des avocats généraux ?
Evidemment, la répercussion que cette affaire a eue dans l’opinion publique constitue également une forme de pression morale pour les avocats généraux, même s’ils sont censés faire abstraction de cette pression lorsqu’ils décident des réquisitions. Nous ne sommes plus au temps de la peine de mort, où les avocats généraux justifiaient leurs réquisitions en évoquant la foule qui réclame justice, où il existait une espèce de besoin de satisfaire à la vindicte publique… Plus personne aujourd’hui n’évoque l’opinion publique lorsqu’il donne ses réquisitions. Il peut d’ailleurs exister, dans certains procès très médiatiques, une certaine forme de déception publique. Je pense par exemple à l’affaire Céline Jourdan, du nom d’une petite fille de sept ans violée, torturée puis assassinée dans les Alpes-de-Haute-Provence, en 1988. L’un des deux accusés avait finalement été acquitté, alors que l’opinion publique était à l’époque majoritairement persuadée de sa culpabilité, ce qui avait entraîné de fortes réactions de la famille et des habitants de la région.
Idem pour l’affaire d’un jeune poignardé à mort lors d’une rixe à la sortie d’une boîte de nuit, à Grenoble, en 2018 : la famille avait interpellé le Premier ministre de l’époque, l’affaire avait été fortement médiatisée, et l’opinion publique aurait voulu que les trois auteurs soient punis de la peine maximale, soit trente ans d’emprisonnement. Ils ont finalement été condamnés à 15 ans. Il faut juger le contexte : dans la loi, un crime prémédité est plus puni qu’un crime non prémédité, il existe des circonstances plus ou moins aggravantes, et ainsi de suite… Tous les jours, il y a des relaxes ou des acquittements qui font hurler l’opinion publique ou certains médias, mais la justice est là pour condamner individuellement, en fonction des faits et de ce que dit la loi.
Justement, dans un procès comme celui de Mazan, où l’on parle de 51 accusés avec des histoires de vie, des accusations et des antécédents différents, comment individualiser chaque peine ?
Je suppose que les deux avocats généraux se sont mis d’accord en avance pour étager les différentes responsabilités pénales, en fonction des faits reprochés. C’est leur appréciation, en fonction des éléments concernant chaque accusé : ont-ils violé une ou plusieurs fois, ignoraient-ils vraiment que la victime était endormie et peut-on le prouver, ont-ils des antécédents judiciaires, un profil inquiétant… Il a certainement fallu se mettre d’accord sur des clés de répartition, comme c’est le cas pour les grands procès liés au trafic de drogue par exemple, où l’on distingue le chef, le sous-chef et ainsi de suite. Il est d’ailleurs vraisemblable qu’il y ait, dans ces 51 accusés, des demandes en appel, et des cas qui seront donc rejugés par la suite.