Jean-Luc Mélenchon n’avance pas toujours masqué. Ses intentions n’ont parfois rien d’une surprise tant elles le mettent, lui, au centre du jeu. Depuis la dissolution décidée par Emmanuel Macron au lendemain des élections européennes, la stratégie du pater familias de La France insoumise (LFI) n’a pas évolué : il souhaite la démission du chef de l’État, qu’une élection présidentielle soit organisée avant 2027 à laquelle il serait candidat. Lui-même l’a avoué, avec une pudeur de gazelle, le 17 novembre dernier sur le plateau de Dimanche en politique sur France 3 : "Si c’est une élection qui a lieu là tout de suite, sans doute que je peux être incité à y aller." Il est en "campagne permanente", dit-il, et c’est à l’aune de cela qu’il fallait comprendre cet été son jusqu’au-boutisme programmatique – "le programme du NFP, rien que le programme du NFP" - quand bien même l’union de la gauche ne disposait pas des forces numériques nécessaires pour faire passer ses textes. C’est toujours pour la même raison qu’il fallait observer l’insistance des Insoumis à déposer (unilatéralement) une procédure en destitution du président à la rentrée – opération rejetée à l’Assemblée qui revient par la petite porte lors de la niche parlementaire de LFI ce jeudi 28 novembre. Et c’est à l’aune de cette ambition présidentielle du chef insoumis qu’il faut analyser les coups de boutoirs de LFI ces jours passés…
Le dernier en date n’est pas le plus innocent. Le député du Nord, Ugo Bernalicis a déposé une proposition de loi visant à "abroger le délit d’apologie du terrorisme du Code pénal". Le délit, mis en place par François Hollande en 2014, a fait l’objet de nombreuses critiques tant il a été détourné de son objet principal depuis quelques années. Depuis l’attaque terroriste du Hamas en Israël, les poursuites en la matière pleuvent. Au lendemain de l’attentat du Hamas, le garde des Sceaux de l’époque, Eric Dupond-Moretti, avait lui-même rédigé une circulaire demandant aux procureurs d’engager de telles poursuites pour tout propos public "vantant les attaques" du Hamas, ou "les présentant comme une légitime résistance à Israël". Autre ambiguïté de la mesure : simple citoyen ou association peut désormais déposer plainte pour apologie de terrorisme ou signaler tout comportement suspect sur Pharos, la plateforme gouvernementale pour signaler contenus et comportements en ligne illicites. Ainsi, entre le 7 octobre 2023 et le 23 avril 2024, le parquet de Paris enregistrait 386 saisines à ce titre, selon l’AFP, mais de nombreuses se sont retrouvées classées sans suite.
L’un des inspirateurs de ce texte, l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic, en dénonce aujourd’hui les excès. "On est dans un véritable abus, un usage totalement dévoyé de la loi. Un usage qui se perpétue", a-t-il fait savoir dans un entretien à L’Humanité, en octobre dernier. C’est tout le sujet posé par LFI : ce délit pénal en est venu à viser des syndicalistes, des militants écologistes ou encore des responsables politiques dont les Insoumises Rima Hassan et Mathilde Panot. Les deux élues LFI ont été simplement entendues en avril par la police judiciaire parisienne quand le secrétaire général de la CGT Nord, Jean-Paul Delescaut, a lui été condamné à un an de prison pour un tract du 10 octobre 2023 où l’on pouvait lire : "Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre], elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées." Il a fait appel de la décision. Si le Conseil constitutionnel a validé en 2018 le délit pénal, la cour européenne des droits de l’Homme condamnait, elle, la France en juin 2022. Dans son entretien au quotidien communiste, Marc Trévidic, que les Insoumis n’ont de cesse de citer ces derniers jours, considère qu’avec "la notion d’apologie, on est à la frontière du délit d’opinion".
Bref un sujet politique, juridique, voire philosophique, aussi légitime que complexe, qui aurait nécessité un débat avec le corps judiciaire, magistrats et avocats, les représentants de la police et, il va sans dire, les autres forces politiques. À l’époque du vote en 2014, la proposition de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve - alors Premier ministre et ministre de l’Intérieur - avait provoqué quelques critiques venues des rangs… de la droite. D’où cette question : LFI avait-il un autre objectif avec ce texte déposé par son député Ugo Bernalicis, unilatéralement, sans l’avis de ses autres partenaires de gauche ? "Est-ce une PPL de principe, ou sert-elle à provoquer et à faire du buzz ? J’ai du mal à saisir les intentions de son auteur", s’interroge un parlementaire écologiste. En plein procès des complices de l’assassinat de Samuel Paty, l’opération interroge d’autant plus qu’elle semble relever d’une volonté politicienne plus que d’un débat politique, juridique. Un de ses collègues de La France insoumise se désole : "On a raison sur le fond, mais est-on obligé de faire ça comme des bourrins, avec du gros rouge qui tache (sic) ?"
À vrai dire, bien que les Insoumis s’en défendent, leur entreprise permet de tendre un peu plus les relations au sein du Nouveau Front populaire. Le Parti socialiste, deuxième force au sein du NFP, n’a pas attendu pour dire son désaccord quant à la proposition de loi d'Ugo Bernalicis. Un énième épisode dans la guerre plus tellement larvée qui oppose LFI au PS au sein du NFP, depuis sa naissance, et qui fait planer le spectre d’une explosion de l’union de la gauche, un an après la mort de la Nupes. "Il y a des manœuvres opportunistes, tant de la part des Insoumis que d’une partie du PS pour faire exploser le cadre collectif du NFP", soupire un lieutenant du PCF. Aux yeux de bien des élus du NFP, c’est moins le fond de ce texte que "le coup politique d’après, celui qui arrive avec la censure de Michel Barnier" qui obsède Jean-Luc Mélenchon et l’anime.
Car le temps presse, pour lui comme pour les socialistes. La censure du Premier ministre apparaît un peu plus inéluctable maintenant que le Rassemblement national hésite à voter une motion allant dans ce sens. Là aussi, les ambitions des socialistes diffèrent de celles des Insoumis : Matignon ou la présidentielle ? Une chute du Premier ministre pousserait de nouveau le NFP à s’interroger sur le rôle de Lucie Castets, sa candidate désignée collectivement pour occuper le trône de Matignon. Si les socialistes et les communistes ont tourné cette page, que les écologistes ne font plus de la candidate estivale l’alpha et l’oméga de l’alliance, les Insoumis, eux, ne dérogent pas à leur ligne concernant l’avenir de Lucie Castets. Elle est celle qui doit, disent-ils, devenir Première ministre en cas de censure. Invitée de BFMTV dimanche 24 novembre, la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale Mathilde Panot a estimé qu’une fois le Premier ministre censuré, il ne restera à Emmanuel Macron que deux choix : "Nommer Lucie Castets ou s’en aller." Le président de la République, qui n’a jamais envisagé de la nommer l’été dernier, n’a pas changé d’optique à son sujet. "Cela, les Insoumis le savent très bien et ils nous prennent pour des idiots : c’est la deuxième option qu’ils préfèrent et espèrent", s’agace un confident de Lucie Castets.
Les socialistes, comme bon nombre de députés écologistes et communistes, ne croient pas vraiment en une présidentielle anticipée. Eux préfèrent jouer le coup de Matignon, mais encore leur faut-il une majorité franche dont ils ne disposent toujours pas. "Le volet recettes du budget, que nous avons remodelé très profondément, n’a reçu l’assentiment que d’une minorité de parlementaires [NDLR : 192 voix]. Nous n’avons pas été capables de trouver une majorité. Je ne vois pas comment on pourrait, après Michel Barnier, reproposer un gouvernement encore plus minoritaire que le sien l’était. Il n’y a pas de chemin possible sans accord politique. Il n’y a pas de sortie de crise politique sans accord politique", estime le député PS de l’Eure Philippe Brun qui renouvelle sa proposition de la fin août. Dans une tribune au Monde, il suggérait aux groupes parlementaires de négocier des engagements réciproques en échange d’une renonciation à la censure du futur gouvernement.
Son président de groupe, Boris Vallaud, a donc remis l’idée au goût du jour sur France Inter, dimanche 26 novembre, en proposant des conditions de non-censure dans l’éventualité d’un gouvernement post-Barnier. Le socialiste en liste déjà deux : la hausse des salaires et l’abolition de la mesure d’âge (64 ans) de la réforme des retraites. Les communistes, qui prônent l’abrogation - tout court - de la réforme des retraites, l’augmentation des salaires et l’interdiction des licenciements boursiers, discuteront en détail de l’après-Barnier - ou du "Barnier-bis", dixit une huile de la place du Colonel Fabien - samedi prochain durant un Conseil national du PCF. Avant cela, les patrons des groupes parlementaires à l’Assemblée et au Sénat, André Chassaigne et Cécile Cukierman, rencontreront le Premier ministre ce jeudi à 10 heures. L’initiative du PS a été vertement critiquée par Jean-Luc Mélenchon. "À la recherche d’une union nationale, pour transformer le NFP en "nouveau socle commun" avec d’autres. Le PS cherche des alliés. Mais ce sera sans LFI", a-t-il lâché sur le réseau social X avant que foule d’Insoumis, élus ou sympathisants, lui emboîtent le pas en accusant leurs alliés socialistes de compromission avec les macronistes. "Une rupture" de la ligne NFP, a déclaré Manuel Bompard, le coordinateur de LFI. Pourtant, le 12 août dernier, quelques semaines avant l’idée lancée par Philippe Brun, les mêmes Insoumis, par la main de Mathilde Panot, cosignaient un courrier avec Lucie Castets, proposant une main tendue aux forces du bloc central macronistes. À l’époque, ils ne trouvaient à redire à l’idée de construire, texte par texte. Fin août, Jean-Luc Mélenchon allait même plus loin, ouvrant la voie à un gouvernement du NFP sans participation des Insoumis.
De quoi faire croire à une nouvelle position de principe plus que de réalité politique, au regard de la faible majorité du NFP à l’Assemblée nationale. "On ne peut plus être dans la gestion de carrière politique", considère le socialiste Philippe Brun, qui plaide pour la censure du gouvernement Barnier afin de proposer ensuite "un gouvernement de gauche avec un accord de non-censure avec le centre". "Il faut faire passer le pays avant le parti, poursuit le député de l’Eure. Celui ou celle qui fera cela aidera finalement son parti. Si on veut que la gauche soit entendue, il faut qu’elle soit leader et responsable, avec des personnalités qui se dévouent pour le pays."
Quand les balles sifflent entre Insoumis et socialistes, les Écologistes, eux, les regardent passer. Sollicitée, la patronne de la maison verte Marine Tondelier refuse de commenter l’énième situation de crise au sein du NFP. Elle dit préférer parler "de fond", balayant pourtant toute conversation au sujet de la proposition de texte d’Ugo Bernalicis. Quant aux conditions de non-censure, proposées par les socialistes et approuvée par les communistes, la chef de file des écologistes Cyrielle Chatelain doute de cette "logique descendante". "Il y a cette idée que le gouvernement déciderait et que les parlementaires négocieraient cette non-censure à partir des choix du gouvernement. À l’inverse, on doit passer dans une logique où c’est à l’Assemblée de provoquer l’initiative politique", explique-t-elle, sans donner tort à l’initiative du socialiste Boris Vallaud. Une position mi-chèvre mi-chou au nom de l’union, règle à laquelle ne dérogent pas les écologistes. "La gauche et les Verts doivent rester unis : c’est le rôle des écologistes que de maintenir la position de l’immense majorité des électeurs et sympathisants de notre bord", prévient Cyrielle Chatelain. Qui met en garde ses camarades : "Il ne faut pas oublier que notre socle de base est de 193 députés si nous souhaitons gouverner, et l’élargir ensuite pour trouver des majorités." Misère au premier déserteur.