A une époque pas si lointaine, lorsqu’on était un humaniste et qu’un écrivain se faisait embastiller pour délit d’opinion par une dictature militaire, se battre pour sa libération était une évidence. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, au contraire, on se joint à ses bourreaux pour lui appuyer sur la tête, on explique qu’il l’a un peu cherché et on est fier de se tenir aux côtés de l’Etat autoritaire qui l’a emprisonné arbitrairement ! On participe même à sa déshumanisation pour laisser entendre que de toute façon, ce ne sera pas une grosse perte.
C’est en tout cas ce qu’a fait le service public et France 5 dans l’émission C politique du dimanche 24 novembre. Autour de la table, entre autres, Nedjib Sidi Moussa et Benjamin Stora ont été particulièrement méprisables. On a ainsi assisté à une émission tout occupée à faire le procès d’un écrivain qui croupit en prison en se faisant le relais, pour Benjamin Stora, des accusations du régime d’Alger et pour Medjib Sidi Moussa, des éléments de langage islamo-gauchistes. A part la journaliste de Marianne Rachel Binhas, qui a fini par avouer son malaise devant cette instruction à charge, et qui a courageusement tenté de démonter le registre de l’inversion accusatoire dont était victime Boualem Sansal, tous les autres ont participé ou se sont tus face à la dégradation en place publique de l’écrivain par des personnes qui se font quasiment les petits télégraphistes du discours et de la vision du monde des islamistes.
Le biais par lequel ces petits procureurs du nouveau comité de Salut public ont diabolisé Boualem Sansal est un classique du genre : le renvoi à l’extrême-droite, que tout le monde décode comme une assignation au fascisme et qui vous rend indigne de la société de vos compatriotes.
Alors, bien sûr, avant d’instruire en charge contre l’écrivain, tout le monde a ouvert grand son parapluie, indiquant que demander la libération de Boualem Sansal était une question de principe. Résultat : 15 secondes de discours sur les principes à défendre pour s’acheter un totem d’immunité, puis 30 minutes à tirer à vue pour laisser entendre que tout cela n’en vaut peut-être guère la peine, puisque cela revient à se battre pour un fasciste ! Le fait qu’il risque la condamnation à mort pour délit d’opinion n’est visiblement pas un problème pour ces « intellectuels » dits engagés. Tous ces gens, contrairement à ce qu’ils prétendent, n’ont aucun principe et sont prêts à sacrifier Boualem Sansal à leur idéologie et à leur relation avec un régime algérien en perdition. S’ils disent le contraire, c’est pour garder leur rond de serviette sur la télévision publique et leur poste d’universitaire. Mais ce n’est qu’un préalable pour se protéger et en arriver à leur vrai message, délivré clairement par Medjib Sidi Moussa : Boualem Sansal mérite ce qui lui arrive car c’est un salaud d’islamophobe.
Benjamin Stora va faire la même chose mais en plus mielleux et cauteleux. Tout sourire, le représentant non officiel du gouvernement algérien va ainsi expliquer que l’écrivain a blessé le « sentiment national algérien » tout en se moquant de son incompétence historique. Le tout sans omettre de faire son autopromotion et la publicité de son dernier livre. Il va justifier son opprobre pour l’écrivain arbitrairement emprisonné en mettant en avant le « débat intellectuel ». Eh oui, pour ce Monsieur, la vie d’un homme ne compte pas face à l’occasion de se faire mousser. Et l’animateur va laisser faire.
Dimanche soir, nos intellectuels de plateau TV ont ainsi enclenché un procès en déshumanisation de Boualem Sansal qui est le prélude à son abandon entre les mains du pouvoir algérien. Ils ont d’ores et déjà montré qu’il n’y avait pas unanimité dans la défense de Boualem Sansal, que la France pouvait se diviser sur ce point et que l’acte arbitraire de l’Algérie était acceptable dans les faits. Le pire dans cette histoire peu glorieuse, c’est que ces personnes ne risquaient rien en faisant leur simple travail d’être humain ! Et pourtant ils choisissent le camp des bourreaux. Imaginez alors, s’il y avait des risques à prendre ?
Or, Boualem Sansal dénonce inlassablement la violence des islamistes, le refus d’accorder l’égalité aux femmes, l’antisémitisme culturel, l’utilisation du blasphème pour bâillonner la liberté de conscience et d’expression. On lui reproche de faire le lien entre islam et islamisme ? Il dit juste que si le discours des islamistes domine aujourd’hui l’islam, c’est qu’il s’appuie sur des traits religieux et culturels auxquels adhèrent la plupart des musulmans dans le monde: le refus d’accorder la liberté de la pratique religieuse, le refus de l’égalité au nom du sexe ou de l’ethnie, la primauté de la charia, la haine des Juifs consacrée dans la liturgie, le refus de la liberté de conscience au nom du combat contre le blasphème, les discours victimaires destinés à légitimer la violence… Boualem Sansal parle d’une société obscurantiste dont il mesure à quel point elle amoindrit ceux qui y vivent et nous exhorte à ne pas renoncer à notre civilisation, celle qui pense l’égale dignité de l’homme, croit en sa créativité, mise sur l’usage de la Raison et sur les capacités créatrices de l’homme pour écrire l’avenir plutôt que sur la soumission à un dogme. Boualem Sansal note aussi que le manque de créativité des sociétés musulmanes vient sans doute de ce surplomb religieux très castrateur.
Boualem Sansal comme Kamel Daoud sont des humanistes ; ils s’inscrivent dans cette longue histoire à laquelle la gauche a participé avant de la trahir aujourd’hui. Ils croient que tout homme peut accéder à l’émancipation, et que si islam et islamisme sont parents, tous les croyants ne sont pas pour autant voués à la violence et à la radicalité. Alors, depuis quand être d’extrême-droite c’est défendre l’égalité, les libertés fondamentales, la fraternité plutôt que la clôture communautaire ? Depuis quand être d’extrême-droite, c’est se battre pour l’émancipation des hommes ? Et inversement, dans le cas de MM. Stora, Moussa ou Snégaroff, depuis quand être de gauche, c’est être l’homme de main de régimes autoritaires ? Depuis quand avoir une conscience, c’est se tenir à leurs côtés pour jeter des pelletées de terre sur un homme embastillé ? Depuis quand être un humaniste, c’est défendre les pires idéologies de la planète ?
L’ambiance était tellement au lynchage médiatique sur le plateau, que Rachel Binhas semblait presque gênée de devoir intervenir pour rappeler quelques évidences. Comme si elle prenait un risque insensé en faisant son devoir d’être humain. Sans doute parce que l’atmosphère sur le plateau faisait passer sa juste réaction comme quelque chose susceptible de lui valoir aussi un procès en extrême-droitisation, prélude à l’exclusion des médias mainstream. Mais apparemment, à France Télévisions cette séquence n’interpelle guère. Quant à l’Arcom, elle doit avoir aqua-poney, comme à chaque fois que le refus de pluralisme du service public est pointé du doigt. Mais peut-être que ce silence révèle un accord sur le fond ou est le moyen délicat qu’ont trouvé les dirigeants de l’audiovisuel public pour éviter que les questions de principe ne polluent un débat intellectuel, selon la posture de Benjamin Stora… En attendant, l’avocat de Boualem Sansal craint lui que celui-ci ne sorte jamais de prison. Mais de cela nos grandes consciences autoproclamées semblent se moquer.
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