Qui de l’Irlande ou de l’Ecosse mérite le titre de berceau du whisky ? Le pisco est-il né au Pérou ou au Chili ? Et le rhum, à La Barbade ? L’esprit du lieu agite le monde du vin et des spiritueux. Partout en France, les vignerons ne se lassent pas d’explorer la richesse et la diversité de leurs terroirs. A l’instar des Champenois qui s’émancipent du dogme de l’assemblage pour glorifier leurs parcelles, quand les élaborateurs de crémant appuient leur succès sur la typicité de leurs appellations reconnues dans l’Hexagone. La connaissance et la compréhension des origines demeurent le meilleur moyen d’être… original.
Vendanges moroses cet automne en Champagne. Au-delà des aléas climatiques et sanitaires d’une année viticole compliquée, les nouvelles des expéditions dans le monde sont alarmantes. Oubliés les chiffres records de 2022, les ventes de l’exercice en cours marquent un solide coup d’arrêt, après une première alerte l’an dernier. Confinés à un marché français en déprime, beaucoup de vignerons indépendants se trouvent particulièrement affectés par la concurrence des crémants et autres proseccos. La nécessité de se singulariser au milieu d’une production champenoise trop standardisée reste prégnante. Une voie se dégage depuis quelque temps : élaborer des vins qui portent l’empreinte de leur origine, qui libèrent le goût du sol.
Le royaume de l’assemblage et du style "maison" reproduit d’année en année se convertit donc doucement à une approche de terroir. Convaincus que la musique d’un vin ne s’écrit pas à la cave, mais dans le raisin d’un lieu, les vignerons champenois jonglent avec les lieux-dits, l’équivalent des fameux "climats" de la Bourgogne. Mimétisme ? Plutôt qu’une influence de la région voisine, l’œnologue-consultant Geoffrey Orban discerne l’émergence d’un nouveau modèle vigneron : "Ils s’émancipent progressivement du négoce et du dogme de l’assemblage, qui écartait tout mono cépage ou mono cru – parler de terroir n’était pas bien vu ! Aujourd’hui, animés par la redécouverte de leur terre, les viticulteurs cherchent à comprendre leur vigne." Les récoltants-manipulants ont ainsi commencé à "manipuler" leur terroir. Ce fin connaisseur de la Champagne viticole les accompagne dans leur désir d’explorer le monde souterrain du vignoble et revoir les assemblages en fonction des potentiels et des limites des parcelles : "Le nom de ces dernières sur l’étiquette parachève l’éclosion du phénomène."
Pour le négoce aussi, se démarquer de la tradition champenoise constitue une bonne manière de premiumiser la marque. Exemple, à Epernay, la maison Lombard ne propose pas moins de neuf cuvées parcellaires – la plupart élaborées avec des vignerons partenaires. "Sol, climat, relief et viticulture constituent les paramètres qui définissent un terroir, détaille Thomas Lombard, qui a rejoint l’affaire familiale en 2017. Nous observons leurs influences à l’échelle de la parcelle pour mettre en lumière chaque lieu que nous vinifions, restituer leur identité géologique dans la bouteille." Objectif largement atteint quand on se délecte de la finesse crayeuse de La Vigne Bouillet 2016, issue de 63,53 ares de chardonnay en grand cru Chouilly.
L’émergence de cuvées mono cru avait déjà mis en valeur les qualités intrinsèques des villages les plus réputés. Notamment ceux de la Côte des Blancs, cette langue de craie pure qui s’allonge au sud d’Epernay, comme l’attestent les nectars de Pascal Agrapart, de Pierre Gimonnet ou, plus récemment, d’Olivier Bonville. "L’idée m’est venue au Japon, en 2010, au cours d’une présentation de mes champagnes, se souvient ce dernier. Alors que je détaillais les particularités crayeuses des différents crus qui les composent, la question de créer des vins non assemblés, plus typiques, a surgi. En rentrant, j’ai entrepris des fosses pédologiques pour mieux connaître mes sols." Deux ans après, Pur Mesnil, Avize et Oger jouaient les premiers rôles sur l’étiquette.
Dans leur forme la plus aboutie, physiquement délimitée par une enceinte de murets, de haies ou de grilles, les parcelles de vignes s’érigent en "clos". D’une douzaine dans les années 1990, ces espaces intimes sont passés à 39. S’ils représentent à peine 0,1 % du vaste vignoble champenois, leur renommée se révèle sans commune mesure avec leur surface. Mieux, ils ont bâti leur succès – dont témoignent des prix élevés, voire astronomiques – sur la rareté de leurs prestigieux flacons.
Bollinger recèle ainsi deux arpents de vignes préphylloxériques (sans porte-greffe), miraculeusement épargnées par le terrible puceron ravageur, à la fin du XIXe siècle, le Clos Saint-Jacques et celui des Chaudes Terres : 31 ares plantés en foule qui donnent l’exceptionnelle et rarissime cuvée Vieilles Vignes Françaises, aux arômes atypiques de pâte de fruits. Autre singularité cadastrale de la maison : l’emblématique Côte aux enfants, une vigne en coteau d’Aÿ reconnaissable à la petite falaise de craie qui coiffe son sommet. Ces quatre hectares de pinot noir étaient naguère consacrés à la seule production de l’un des meilleurs vins tranquilles rouges de la Champagne. Révolution, en 2012 : Bollinger décide de consacrer une part de ces vignes à l’élaboration d’un champagne d’exception. "Une cuvée qui complète la gamme des blancs de noirs", précise Charles-Armand de Belenet, le directeur général. Avant de confier que "d’autres parcellaires seront créées".
Certaines grandes maisons ont été pionnières dans les vins de terroirs, comme Philipponnat et son Clos des Goisses, depuis 1935, crémeux et cristallin. "Nous travaillons avec ce que nous donne la nature. La craie apporte la fraîcheur et la tension, la pente (45 degrés plein sud) assure des conditions maximales de mûrissement des raisins", explique Charles Philipponnat, qui veille sur cette pépite de Mareuil-sur-Ay. Ce dernier va encore plus loin en proposant des sélections parcellaires de pinot noir d’anthologie, issues des Cintres, située au cœur du fameux clos ; de la Rémissonne, qui le borde ; et du lieu-dit Le Léon, une vigne d’Aÿ historique de la famille.
Mais ne risque-t-on pas d’appauvrir les assemblages en isolant les meilleures parcelles pour en faire des cuvées d’exception ? Frédéric Panaïotis, formidable chef de caves de Ruinart, pose légitiment la question, tout en partageant la nécessité de déchiffrer les terroirs pour optimiser la qualité des vins. Il a d’ailleurs lancé un vaste programme d’observation par satellite pour analyser les différentes expressions du vignoble maison de Tessy.
"Cette nouvelle approche bénéficie paradoxalement des bouleversements du climat, objecte Geoffrey Orban. Dans le plus septentrional des vignobles français, l’élévation de la température a pour effet – provisoirement ? – d’assurer un meilleur mûrissement des raisins. La pression sur les crus les plus qualitatifs pour combler dans les assemblages le déficit de maturité de certaines parcelles s’en trouve diminuée, libérant des lots pour confectionner des séries limitées." Le plaisir de les déguster, en revanche, se révèle infini…