Ce sont des images enregistrées par Pedro Costa dans son splendide documentaire Où git votre sourire enfoui ? (peut-être le meilleur making-of de l’histoire du cinéma). À la table de montage, Danièle Huillet passe et repasse un même plan de Sicillia!, attentive à chaque détail, à l’intensité des mouvements, de leurs micro-oscillations, et aux infimes variations de lumière. Jean-Marie Straub, lui, fait les cent pas, s’énerve en commentant les images et se lance dans des réflexions philosophiques sur l’opposition entre forme et idée.
Si la musique, l’opéra, le théâtre, la peinture et la littérature nourrissent abondamment tous les films des Straub-Huillet, c’est ici davantage à la sculpture que font penser ces deux artisan·es du cinéma, qui taillent avec une extrême précision dans les blocs de réel enregistrés.
Du début des années 1960 jusqu’à la disparition de Danièle Huillet en 2006 et celle de Jean-Marie Straub en 2022, ce couple de cinéastes, radicaux·ales et exigeant·es, était à la pointe de la modernité cinématographique. La dimension “artisanale” de leur cinéma doit s’entendre au sens fort et noble du terme, en opposition au mode de production dominant qui distingue volontiers le pôle créatif (la formulation d’idées) et le pôle technique (l’exécution pratique).
Une telle partition est rendue inopérante par la méthode (ou plutôt l’éthique) des Straub-Huillet. Cadrages, prises de son, montage : les deux artistes prennent en charge ces différentes étapes du processus, où chaque choix est alors présidé par sa propre nécessité, déployant en permanence une pensée en acte et en mouvement. La rigueur et l’intransigeance deviennent la condition de ce cinéma politique, qui fait œuvre de résistance et offre, de film en film, une critique radicale du capitalisme.
Bien que cette forme alternative soit purement cinématographique, elle n’a eu de cesse de convoquer d’autres arts et d’autres œuvres. Difficile pourtant de parler d’“adaptation”, tant ce terme est traditionnellement employé pour désigner la traduction d’un langage artistique vers un autre. Chez les Straub-Huillet, les arts sont “non réconciliés”.
Ils dialoguent au sein d’agencements hétérogènes construits sur un ensemble de disjonctions sensibles : dans Othon (1970), c’est la rencontre entre le texte de Corneille, récité méticuleusement par des acteur·rices amateur·rices au sommet du mont Palatin, et le paysage contemporain de Rome visible en contrebas ; dans Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967), c’est le croisement entre les différentes archives manuscrites du compositeur allemand, leur lecture en voix off, et les pièces musicales filmées en de longs plans-séquences et en son direct ; dans Cézanne (1990), c’est la confrontation de Madame Bovary de Jean Renoir avec les images de la montagne Sainte-Victoire et les tableaux de Cézanne, etc.
Ces vives tensions font alors resplendir la puissance singulière de chaque texte, parole et image, qui se mettent à l’épreuve les uns les autres. Elles sont également une manière de réactualiser la distanciation brechtienne, en sollicitant le regard critique des spectateur·rices sur la représentation, sans toutefois épouser le didactisme du théâtre épique.
Brecht, Pavese, Hölderlin, Bach, Kafka, Schönberg, Vittorini, Corneille, etc. L’énumération des références des Straub-Huillet peut vite donner le vertige. Pourtant, on aurait tort de se laisser intimider. Si le sens de leurs films n’est pas toujours évident, ils proposent en revanche une sorte d’évidence sensible, à condition de se rendre disponible à leur poésie.
Le cinéma du couple offre ainsi une myriade d’épiphanies sensorielles : de la beauté d’une couleur dans un tableau de Véronèse, rendue éclatante par les commentaires de Cézanne lu en voix off, dans Une visite au Louvre (2003) à la sublime harmonie entre la prosodie mélodique de Hölderin et le mouvement de l’ombre des arbres traversés par la brise dans La Mort d’Empédocle (1986)… Les œuvres du passé acquièrent ainsi une qualité de présence inédite, qui investit les corps des spectateur·rices le temps d’une projection.