Il y a des premières fois que l’on n’oublie pas. Le soir où Grégoire* a goûté sa première ligne de cocaïne, proposée par un ami avec lequel il était "en confiance", l’expérience s’est très mal terminée. Rendu malade par le produit, le jeune homme vomit, s’endort pendant cinq heures, ne garde qu’un souvenir flou de sa soirée. Le lendemain, il se promet qu’il ne recommencera pas. Mais dans son cercle d’amis parisiens, "où ça consomme pas mal", les occasions de "regoûter" sont nombreuses. "C’est comme pour la cigarette : la première est dégoûtante, puis on s’habitue", lâche ce trentenaire, qui cède vite à la tentation d’enregistrer le numéro d’un dealer sur son téléphone, et de commander ses propres produits. Au fil des semaines, il s’habitue à la consommation de poudre blanche, mais aussi d’ecstasy sous formes de "taz" (cachets de MDMA), de 3-MMC (drogue de synthèse de la famille des cathinones), ou encore de GHB, toujours dans des contextes festifs.
Pour trouver ces produits, rien de plus simple : ses dealers livrent directement chez lui, après lui avoir envoyé un "catalogue" des drogues disponibles avec leurs prix, les promotions disponibles, les nouveautés. "C’est aussi réfléchi que le service client de n’importe quelle marque : si tu parraines trois personnes par exemple, tu peux avoir un cadeau offert", explique Grégoire, qui admet que sa consommation a été "largement facilitée et banalisée" par ces livraisons, la disponibilité des livreurs et l’éventail des drogues proposées.
En France, la soudaine consommation du jeune homme est (très) loin d’être un cas isolé. Et cette appétence pour les produits stupéfiants ne se restreint plus aux cercles festifs parisiens ou aux grands centres urbains. Selon le dernier rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), publié en juin 2024, les usages de stupéfiants n’ont tout simplement jamais été aussi élevés en France, tous âges et territoires confondus. A la première place du podium, le cannabis reste la drogue la plus consommée dans l’Hexagone, avec une diffusion qui n’a cessé (ou presque) de progresser depuis trente ans.
Alors que moins d’un quart des Français avait déjà expérimenté le cannabis en 1992, ils sont plus de 50 % en 2023. La prévalence d’usage au cours des douze derniers mois, ou "usage actuel", a également plus que doublé en trente ans, même si elle tend à se stabiliser depuis 2014. L’année dernière, les 18-24 ans restaient les plus gros consommateurs de cette substance en France - près de 23 % d’entre eux en avaient consommé dans les douze derniers mois, contre 3,3 % des 55-64 ans. Cependant, c’est parmi ces populations plus âgées que l’usage a le plus augmenté depuis 2017 (+ 1,7 point en six ans), alors que l’usage actuel tend à diminuer chez les 18-24 ans (-4 points depuis 2017). "Le renouvellement générationnel des consommateurs de cannabis s’est considérablement ralenti : il y a très nettement un vieillissement des usagers de cannabis, tandis que l’usage des psychostimulants croît fortement chez les adultes au-delà de 25 ans, notamment pour la cocaïne et la MDMA", résume pour L’Express Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT.
Dans son rapport de juin dernier, l’organisme s’inquiète ainsi d’une "forte augmentation des stimulants" depuis 2017. En 2023, près d’un adulte sur dix (9,4 %) avait consommé au moins une fois de la cocaïne au cours de sa vie, contre 5,6 % en 2017, soit "la plus forte hausse en nombre de points (+ 3,8 %) mesurée parmi toutes les substances illicites dans la période récente", souligne l’OFDT. Cette drogue séduit particulièrement les hommes, qui sont 2,5 fois plus nombreux que les femmes à l’avoir consommée au cours de l’année 2023, ainsi que les 25-34 ans et les 34-44 ans (près de 14 % des adultes de cette génération ont goûté à la cocaïne au cours de leur vie).
"Cette consommation s’explique notamment par un effet d’abondance de l’offre : le niveau mondial de production de cocaïne n’a jamais été aussi haut, et le produit n’a jamais été aussi concentré", souligne Ivana Obradovic. Selon l’estimation de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), la quantité de cocaïne produite dans le monde a ainsi doublé entre 2014 et 2020, pour atteindre un pic de 1 982 tonnes en 2020. En France, le volume de cocaïne retrouvé par les autorités ne cesse d’augmenter, avec 27,7 tonnes saisies en 2022 dans l’Hexagone - contre 2,1 tonnes en 2001.
Même "succès" pour la MDMA (ecstasy), dont la consommation est également en nette augmentation depuis 2000, année de la première mesure réalisée sur le sujet. Plus de 8 % des adultes Français avaient ainsi déjà testé cette drogue en 2023, contre 5 % en 2017, et son usage actuel a été multiplié par deux en six ans. Là encore, les 25-34 ans sont les plus nombreux à avoir expérimenté le produit au cours de leur vie (13,8 %), suivis de près par les 35-44 ans (11,6 %) et les 18-24 ans (7,5 %). "C’est un produit désinhibant, qui rend très tactile, très amoureux… Initialement utilisée dans la pratique du chemsex, cette drogue a dépassé ce cercle et est désormais largement consommée et banalisée, notamment en milieu festif", décrit Marie Öngün-Rombaldi.
Extrêmement disponibles sur le territoire, ces stupéfiants obéissent, comme n’importe quel produit, aux lois basiques de l’offre et de la demande : libéralisation du marché, multiplication des vendeurs, densification des réseaux partout en France, augmentation de la "qualité" des drogues avec une teneur plus forte en principe actif (+ 17,7 % pour la cocaïne depuis 2011, + 14,4 % pour la résine de cannabis, + 10,5 % pour l’héroïne, selon l’OFDT), variation des prix, amélioration de l’accessibilité pour les clients… Dans son rapport de décembre 2023 sur les usagers et les marchés des substances psychoactives, l’OFDT liste ainsi les nouvelles pratiques des réseaux de trafiquants, digne des stratégies marketing des grandes entreprises de livraison de nourriture ou de vêtements.
L’organisme observe par exemple que "la possibilité de livraisons en importante quantité (plusieurs centaines de grammes) est plus systématiquement proposée", tout comme "l’adaptation des horaires de livraison aux besoins des usagers, les consignes pour rationaliser le prix de commande […], le paiement dématérialisé ou par cryptomonnaie", l’existence "de prix dégressifs pour les achats importants, l’offre d’un gramme supplémentaire certains jours de la semaine, l’offre d’un autre produit ou de cadeaux", comme des jeux à gratter ou des briquets, afin de fidéliser la clientèle. Certains points de vente "en physique" demeurent néanmoins, notamment "dans les métropoles régionales et les villes de moyenne importance", avec un développement, "depuis 2021, du fractionnement des unités de vente pour le cannabis, la cocaïne ou l’héroïne, au demi-gramme pour satisfaire des clientèles peu aisées".
Le trafic obéit également à certaines modes et tendances, à l’image de la "cocaïne rose", qui s’implante à partir de l’automne 2022 en France. Vendue entre 60 et 100 euros le gramme, la substance est promue par les trafiquants sur les réseaux sociaux, qui insistent sur sa "qualité" supposée, sa provenance de Colombie, et l’existence de plusieurs "goûts", comme la banane, la fraise ou la passion. Contrairement à ce qu’indique son appellation, le produit ne contient pas de cocaïne, mais réside en un mélange de kétamine et de MDMA, voire de 3-MMC ou de Tramadol. Selon l’OFDT, les personnes ayant expérimenté cette cocaïne rose "rapportent des effets hallucinogènes et stimulants d’intensité variable", similaires à ceux combinés de "la kétamine, de la MDMA ou du LSD".
"C’est un effet qu’on observe souvent sur le marché illicite : il y a des tromperies, des arnaques, avec une illisibilité sur les produits vendus qui rendent la veille sanitaire très complexe", explique Ivana Obradovic. Actuellement, la directrice adjointe de l’OFDT estime "à plus de 930" le nombre de nouvelles drogues de synthèse de ce type circulant en Europe, "qui peuvent à tout moment émerger sur un territoire national ou un autre et séduire de nouveaux consommateurs", sans pour autant être classées comme stupéfiants. "Il y a un jeu du chat et de la souris entre trafiquants et forces de l’ordre, puisque le statut juridique de certaines de ces substances ne permet pas d’arrêter directement les narcotrafiquants qui les écoulent", précise-t-elle.
Pour expliquer le succès de ces psychostimulants sur le territoire, Ivana Obradovic évoque également la perception plutôt "favorable" de ces produits par les Français. "Contrairement à d’autres produits, comme l’héroïne, l’image sociale de la cocaïne ou de la MDMA est plutôt positive, ce qui influe sur sa consommation", indique-t-elle. La dernière enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes (EROPP) de l’OFDT montre ainsi qu’en 1999, 86 % des Français considéraient la cocaïne comme "dangereuse dès l’expérimentation". En 2018, ils n’étaient plus que 77 % - soit une baisse de 9 points.
"La manière dont on perçoit et dont on consomme les drogues dit beaucoup de nos sociétés : la cocaïne et les psychostimulants répondent en France à un besoin de performance, dans une logique de réussite au travail, une nécessité de tenir sur la durée, de ne pas montrer de signes de fatigue. En Amérique du Nord, il y aura une plus grande appétence pour les opioïdes, dans une nécessité de soulager les douleurs, souvent après des blessures, des accidents ou des maladies peu ou pas pris en charge", relève de son côté Marie Öngün-Rombaldi.
En 2017, le dernier baromètre publié par Santé Publique France sur la consommation de substances psychoactives et le milieu professionnel montrait ainsi que la cocaïne était plus consommée dans des secteurs professionnels aux horaires décalés ou à la pénibilité physique forte, comme le milieu de l’art et du spectacle, l’hébergement, la restauration ou la construction. "Il faut noter que si les expérimentateurs viennent de tous les milieux, y compris les plus aisés, les problématiques d’addictions se développent, elles, plutôt dans les milieux les plus populaires, où il existe une forte précarité sociale et des problématiques liées à l’emploi", précise Marie Öngün-Rombaldi.
Par ailleurs, si les études actuelles ne recensent pas clairement le nombre d’usagers de drogues en fonction des stupéfiants consommés et des territoires, les dernières statistiques du ministère de l’Intérieur sur la délinquance permettent de dégager une tendance à la hausse de la consommation partout en France, y compris dans les zones les moins densément peuplées. D’après les données enregistrées par la police et la gendarmerie, le nombre de faits liés à l’usage de stupéfiants a ainsi augmenté de 2,74 à 3,88 pour 1 000 habitants entre 2016 et 2023 sur l'ensemble du territoire. Dans certains départements, fortement impactés par le trafic de drogue, ce chiffre explose (+ 7,1 % de faits recensés pour 1000 habitants dans les Bouches-du-Rhône, + 4,79 % pour Paris, + 3,12 % dans le Vaucluse). Mais les départements moins peuplés ne sont pas en reste : + 1,59 % pour les Alpes-de-Haute-Provence, + 1,6 % en Côte-d’Or, + 1,55 % en Haute-Vienne.
"L’offre est partout, l’achat largement banalisé, et la consommation n’est plus un marqueur social", martèle Bernard Basset, président de l’association Addictions France, qui évoque "un réel problème de santé publique". Lors du déplacement à Marseille du ministre de l’Intérieur et de la Justice, le 8 novembre dernier, pour annoncer une série de mesures afin de lutter contre le narcotrafic, le médecin s’étonne de ne pas y avoir aperçu la ministre de la Santé Geneviève Darrieussecq. "Elle est concernée au premier chef par les conséquences des trafics, et une meilleure prise en charge psycho-sanitaire des consommateurs me paraît essentielle", plaide-t-il. Selon le dernier rapport de l’OFDT sur l’usage de cocaïne, le taux de recours aux urgences pour une intoxication à cette substance a été multiplié par 2,5 entre 2010 et 2022 en France.
*Le prénom a été modifié.