En littérature, il y a les écrivain·es, les éditeur·ices, les libraires, et puis il y a les lecteur·ices. Entre les trois premiers et le dernier maillon, il en existe un autre dont on parle moins, mais qui compte : les passeur·euses. Bernard Pivot était de celleux-là. Il fut même, pendant au moins près de trois décennies, le plus grand passeur en matière de livres, invitant leurs auteur·ices à en parler (quasiment en prime time tous les vendredis soir (une autre époque…)), les recevant avec autant de sérieux que de malice, d’intelligence que de fausse naïveté, respectant les textes tout en les humanisant, en parlant avec une gourmandise non feinte.
La littérature, Pivot la faisait descendre de la bibliothèque jusqu’aux mains de tous les lecteur·ices, en transmettant son goût de lire, en donnant envie, en rendant vivant ce que certain·es jugeaient compassé. Bernard Pivot aura démocratisé, en quelque sorte, la littérature, l’aura rendue populaire et en aura fait le sujet de débats et de disputes très contemporains, tout en sachant donner du temps aux écrivain·es. Il a su aussi réserver des émissions spéciales à des immenses figures littéraires : Vladimir Nabokov avec sa théière pleine de whisky, Marguerite Duras, ses silences et ses fulgurances, Alexandre Soljenitsyne…
D’abord passé par la presse écrite, du Figaro littéraire au Point, ou par la direction de Lire, créé par Jean-Louis Servan-Schreiber, ce critique littéraire né le 5 mai 1935 à Lyon, fait sa première incursion à l’ORTF en 1973. Il anime d’abord l’émission Ouvrez les guillemets. L’émission Apostrophes suivra dès 1975 sur Antenne 2, et deviendra l’émission littéraire la plus iconique de la télévision française. Pivot a créé un format qui sera souvent copié par la suite : un animateur invite plusieurs auteur·ices à présenter leur nouvelle publication, tout en débattant entre elle et eux.
Et ça débat ! mais surtout, ça invente en direct ce qu’on appellera de grands “moments de télévision” : on se souviendra toujours de Denise Bombardier s’en prenant à l’écrivain Gabriel Matzneff, de Morgan Sportès attaquant Marc-Édouard Nabe, de Christine Angot répondant à Jean-Marie Laclavetine, de Charles Bukowski s’endormant complètement bourré, de Françoise Sagan plus bégayante que jamais face à une Catherine Robbe-Grillet “incognito” en voilette et masque noirs parlant de sado-masochisme… Suite au texte de Vanessa Springora, Le Consentement (janvier 2020), Bernard Pivot avait été très critiqué pour avoir accueilli Gabriel Matzneff dans son émission avec la même complaisance que presque toute la presse à cette époque-là. Une époque dont le laxisme et la misogynie sont en effet extrêmement choquants aujourd’hui. Mais, paradoxalement, une époque où les écrivain·es pouvaient passer à la télévision, pendant 75 minutes, à une heure de grande écoute.
Plus tard, en 1991, Apostrophes est remplacée par Bouillon de culture, mais le charme prend moins, d’autant que que l’émission se veut pluriculturelle. Enfin, en 2004, Bernard Pivot, trois ans après avoir arrêté Bouillon, poursuit son aventure de grand passeur et entre au jury du prix Goncourt. Dix ans plus tard, sa présidente, Edmonde Charles-Roux, l’invite à lui succéder. Bernard Pivot y a changé certaines règles, et a ainsi assaini l’atmosphère du prix Goncourt. Il s’en était retiré depuis 2019, puis a abandonné sa chronique littéraire au JDD en 2022, à la suite d’un cancer.
Il n’avait plus publié de livres (dès 1959, il avait publié romans, autobiographies, etc), continuait juste un peu à twitter, sa dernière grande activité. Ses émissions phares d’Apostrophes et ses tête-à-tête avec de grandes auteur·ices sont disponibles sur le site de l’INA, et ont été publiés en coffret DVD. Il faut aussi lire et relire le livre dans lequel il se confiait sur l’étrange aventure humaine et littéraire qu’avait été Apostrophes : Le Métier de lire (Folio). Car pendant plusieurs décennies, cet homme a passé son temps à lire, pour mieux nous transmettre, à nous tous·tes, cette envie de lire aussi. Merci beaucoup, Bernard Pivot.
