Peut-être qu’ils et elles en ont marre d’entendre chaque jour à la radio, à la télé, de lire chaque jour dans les journaux, sur Internet, que l’inflation est là, que les pauvres sont de plus en plus pauvres pendant que d’autres deviennent millionnaires parce qu’ils savent utiliser un ordinateur, des données, parce qu’ils savent que ce monde fonctionne en flux, en échanges, en services, que l’immobilité des hommes, des biens, des paysages et des valeurs est aujourd’hui considérée comme une maladie, une épine dans le pied de l’évolution. Tous les quinze jours, Cécile Coulon propose sa "chronique du temps présent".Peut-être qu’ils et elles en ont marre d’entendre qu’il faut - je cite - « se bouger les fesses » alors qu’ils ne font que cela, infirmières, professeurs, artisans, femmes et hommes de ménage, aides à domicile, toutes celles et ceux qui bougent, sans cesse, pour des salaires payés par des gens qui n’oseraient pas envoyer leur propre enfant travailler pour ces salaires-là. Et ne venez pas me dire que les profs ont les vacances scolaires : qui, aujourd’hui, veut se retrouver devant trente-deux élèves de quatorze ans, avec toute la vie de l’extérieur qui vient dans la classe avec eux ?
"Peut-être qu’ils et elles en ont marre d’entendre qu’il faut faire des économies, alors qu’ils ont passé leur vie, et leurs parents avant eux, à tenter de se protéger d’un éventuel coup dur".
Économie financière, économie d’énergie, économie de moyens : des hommes et des femmes qui se déplacent en jet privé demandent à des hommes et des femmes qui font deux heures de queue à la pompe pour un plein à soixante euros de faire des économies.Partout on commence à entendre « les Français ont un problème avec l’autorité » c’est faux : les Français ont un problème avec la condescendance. La différence, c’est le respect. Peut-être qu’ils et elles en ont marre d’entendre que « trop de gens tirent sur la corde », que « vivre au RSA en attendant que les aides tombent chaque fin du mois n’est pas un projet d’existence », mais essayez un peu de vivre avec moins de six cents euros par mois dans n’importe quelle ville de France et vous comprendrez que le RSA n’a jamais été le but de qui que ce soit. Qu’en France, il y a plus de gens qui ont droit à des aides et qui ne les demandent pas que d’autres qui « tirent sur la corde » : cette corde, c’est un pauvre élastique.
Peut-être qu’ils et elles ont la sensation que ce monde n’est pas celui dans lequel ils ont grandi, et nous aurons, nous aussi, bientôt cette sensation-là, si ce n’est pas déjà le cas.
Peut-être qu’ils ont la tête multipliée par cent à chaque nouveau fait divers, aussi glaçant, terrible et cruel soit-il, la tête multipliée à cause de chaque chaîne de télévision, de chaque émission de radio, direct, podcast et replay, de chaque magazine, grand quotidien national ou gazette locale, qui donne son avis, son expertise qui n’est pas une expertise mais un jugement d’émotion pure, qui s’installe sur des cadavres pour faire monter sa propre vérité.
Peut-être qu’ils ont les oreilles et les yeux abîmés à cause de ces villes où l’on ne cesse de construire quand les campagnes voient des maisons, des petits immeubles, des fermes, des rues entières s’effondrer. On détruit d’un côté, de l’autre on construit dans des lieux si denses que le moindre mètre carré coûte le prix de six mois de salaire.Peut-être que de voir, chaque jour, des hommes dormir dehors, devant des enseignes de magasins de luxe devient une cruauté ordinaire, qu’on pense ne jamais s’y habituer, et lorsque l’on se rend compte qu’on a su s’y habituer, quelque chose cloche. Dans le pays, et dans le cœur du pays, ses habitants. Peut-être que la colère, visible, audible, ou silencieuse, timide n’a pas besoin de mot pour être justifiée : il suffit d’ouvrir les yeux, un peu plus grand que d’habitude.
Cécile Coulon